Un pique-nique de protestation en réaction à l’agression de jeunes promeneurs

Ils se sont donné rendez-vous à onze heures au matin du dimanche 29 janvier. Quelques dizaines d’habitants de Hammamet se retrouvent devant la tour bleue, à proximité de la gare, avant de monter dans leurs voitures et prendre le chemin des collines de la réserve naturelle Jebel Hammamet, aussi appelée Jbel el Faouara, qui surplombent la ville et la mer. Quand la piste se fait plus abrupte, la plupart des voitures se garent et leurs passagers continuent à pied. Un peu plus tard, le groupe est rejoint par une vingtaine de cyclistes du club de vélo, en maillots et cuissards, essoufflés par la montée. Les organisateurs sortent des victuailles pour le pique-nique, qui a lieu à l’endroit-même où trois jeunes Hammamétois se sont fait agresser une semaine plus tôt.

Ezzedine, Bassem et Yassine avaient décidé de partir se promener à Jbel el Faouara. Ils avaient garé leur voiture et prenaient des photos du paysage, quand deux 4×4 ont encerclé leur voiture. Pensant qu’elle gênait le passage, ils sont retournés voir ce qu’il se tramait. Les hommes des 4×4, des employés de l’homme d’affaires Mohamed Ayachi Ajroudi, leur ont ordonné de quitter la colline. Le trio a protesté, arguant que la zone appartient à tout le monde et qu’ils sont parfaitement en droit de s’y promener. L’un des trois a appelé la Garde nationale, ce qui n’a pas semblé impressionner ses interlocuteurs : « Vous pouvez appeler la Garde nationale, Mehdi Jomaa ou encore Essebsi, je m’en fiche. Vous devez partir ! » Puis ils se sont mis à pousser deux des amis, à les insulter et les menacer. « Pars d’ici, sinon je t’éventre ! » L’un des jeunes, voyant la tournure que prenait l’événement, a eu la présence d’esprit de filmer la scène, et la vidéo de l’agression a été largement relayée dans les réseaux sociaux. En revanche, les faits qu’elle relate n’ont pas trouvé d’écho dans les médias. La Garde nationale, quant à elle, ne s’est pas déplacée.

Le palais kitsch d’un puissant homme d’affaires aux aspirations politiques

Du flanc de la colline, on dispose d’une vue imprenable sur la forêt et la plaine qui s’étend à l’horizon, mais aussi sur des constructions au goût architectural douteux. L’une, mi résidence de luxe, mi forteresse, est achevée ; elle se distingue par un style architectural chargé mêlant arcades, balcons, colonnes et terrasses cernées de créneaux. L’autre bâtiment, un imposant cube de béton de quatre niveaux, lui aussi surmonté de créneaux, est en construction. Le terrain est gardé par des chiens, qui aboient à distance en direction des convives du pique-nique.

Glisser d’un côté ou de l’autre côté de l’image pour voir la progression de la construction de Ajroudi.

Ces constructions sont la propriété de l’homme d’affaires Mohamed Ayachi Ajroudi, natif de Gabès. Après cinq ans dans la marine marchande et des études d’ingénieur, celui-ci a commencé sa carrière dans l’industrie du pétrole et l’ingénierie mécanique. Il a ensuite acheté et fondé plusieurs entreprises – Sadeg promotion, Aquatraitements énergies services, Objectif pertinence, Razin Contracting Saudi Arabia, SNCFIME, Ferrara Ltd, etc. – dans les secteurs ferroviaire, immobilier, du génie civil, des télécommunications, du traitement des eaux et du commerce international, basées principalement à Cannes en France et en Arabie saoudite, où il réside depuis 25 ans. Il a aussi collaboré avec des grands groupes français comme Suez et Constructions industrielles de la Méditerranée (CNIM).

En Tunisie, il a profité d’une loi sur la privatisation pour racheter l’entreprise transport de fret Sogetram en 1995. En 2010, il a signé un accord de partenariat avec l’Office national d’Assainissement (ONAS) pour créer une société mixte, ONAS International, et « exporter l’expertise de l’ONAS » à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe. Après la révolution, il a tenté de se lancer en politique en créant en 2013 un parti « centriste, modéré et rassembleur », habilement nommé le Mouvement du Tunisien pour la liberté et la dignité, en rachetant également, la même année, la chaîne de télévision Al Janoubiya TV. Il s’est finalement retiré de la compétition électorale peu avant les élections législatives de 2014. Mais depuis septembre 2016, il est président de l’Association sportive de Hammamet, le club de handball…

Ajroudi dispose d’un solide réseau de contacts, aime se faire photographier avec de nombreux hommes politiques et cultive des amitiés stratégiques avec des acteurs aussi divers que des princes saoudiens et bahreïnis, des négociateurs de gros contrats ou encore le chantre de l’idéologie sécuritaire en France, Alain Bauer. Il a d’ailleurs fait installer des caméras de vidéosurveillance tout autour de son « palais ».

Un « soldat de la Tunisie » aux méthodes de bandit

Mohamed Ayachi Ajroudi essaie laborieusement de se faire passer pour un noble patriote œuvrant pour les intérêts du peuple à travers la commande d’articles obséquieux, mais aussi ses propres déclarations sur sa chaîne de télévision ou sa page facebook : s’il s’est retiré de la campagne électorale de 2014, c’est pour ne pas être impliqué « dans la conspiration qui se trame contre la Tunisie et son peuple » ; à l’occasion du nouvel an, il adresse une prière pour 2017 depuis Beverly Hills : « Toutes cultures et couleurs confondues, nous pouvons unir tous ensemble le souffle de Dieu qui est en chacun de nous, pour nous respecter et vivre  en paix dans le respect de l’univers qui nous accueille. »

Il se présente également comme un ardent défenseur de l’environnement. On peut lire sur son site qu’il « lutte contre l’avancement du désert en Afrique et au Moyen-Orient ». Il a participé au sommet pour le climat de la COP21 à Paris, où « [ses] compétences et [son] know how ont réuni des représentants des Etats, de la Société Civile et des Scientifiques pour rapprochement des points de vue sur les changements climatiques, le réchauffement de la planète » ; il en a profité pour discuter avec John Kerry des « relations bilatérales entre la Tunisie et les USA » en matière de sécurité, on ignore en quelle qualité.

Ces préoccupations environnementales de façade ne l’ont pas empêché de construire en dur, extension après extension, en zone forestière, de façon illégale : selon la réglementation relative aux forêts, il est nécessaire de disposer d’une autorisation préalable avant de pouvoir déboiser et bâtir :

Tout particulier qui voudra défricher des forêts non soumises au régime forestier lui appartenant, devra en faire une demande écrite au siège de l’arrondissement forestier au moins 3 mois à l’avance, pour l’obtention d’une autorisation préalable. Il lui sera délivré récépissé de sa demande. Article 52 de la loi n° 88-20 du 13 avril 1988, portant refonte du code forestier

Une source autorisée du Commissariat régional au développement agricole de Nabeul a confirmé  à Nawaat que la construction de Mohamed Ayachi Ajroudi a été effectuée sans autorisation. Des rumeurs persistantes insinuent que Ajroudi aurait entrepris des démarches auprès du gouverneur pour « régulariser sa situation » après coup.

En attendant, il emploie des hommes de main pour agresser les promeneurs et tenter d’intimider ceux qui voudraient élever la voix, que ce soit pour dénoncer ses constructions illégales en pleine forêt ou pour se défendre des menaces qu’ils subissent. Mais cette fois, une des jeunes victimes, Ezzedine Mrad, a porté plainte et rendu l’affaire publique.

« Jbel el Faouara appartient à tout le monde »

« On ne peut pas se taire, il faut se rassembler », estime Ezzedine Mrad, qui a eu vent d’autres plaintes déposées par des voisins, restées sans suite. « L’injustice sociale, il faut la défier. » « Ce n’est pas parce que quelqu’un a de l’argent et du pouvoir qu’il peut contrôler l’accès à la zone », renchérit un de ses amis, amateur de motocross.

C’est en réaction à l’impunité dont semble jouir Mohamed Ayachi Ajroudi que les participants au pique-nique de protestation se sont rassemblés, afin de tenter de mettre une limite à ses agissements frauduleux et au climat d’intimidation. « Ils menacent les gens pour pouvoir faire ce qu’ils veulent. Donc cette démarche aujourd’hui, citoyenne, vise à rétablir une certaine justice. Après tout, on est dans un pays démocratique et républicain », veut croire Ezzedine.

D’autant plus que tous sont attachés à l’endroit, dans lequel ils se rendent depuis leur enfance et qu’ils pratiquent à pied, à VTT, à cheval ou à moto. « Jbel el Faouara à Hammamet, c’est l’endroit où aller se promener, c’est la zone verte qui appartient à tout le monde », explique Ezzedine. Alors que le tourisme de masse a défiguré la ville de Hammamet, que les hôtels ont envahi le front de mer et que les villas ont grignoté les abords de la ville, détruisant la faune et la flore, la zone de Jbel el Faouara constitue le dernier espace de respiration des Hammamétois, pour qui les manœuvres de Mohamed Ayachi Ajroudi, aussi riche et puissant soit-il, sont une bravade de trop.