La mafia ! On a souvent comparé le régime de Ben Ali à cette organisation politico-criminelle italienne. Ce rapprochement ne me semble pas cependant adéquat. Je ne  sais pas ce qu’il en est aujourd’hui de la mafia mais il me semble qu’historiquement cette organisation politico-criminelle était dotée d’une morale et de valeurs auxquelles ses membres ne dérogeaient pas sous peine d’indignité ou pire. A l’inverse, la bande de Ben Ali, elle, qui s’était emparée de l’Etat au moyen d’un coup de force sans gloire, n’avait pas le moindre principe. Nulle morale ne soudait ses membres, nulles valeurs n’irriguaient ses liens avec la société. Ils étaient voraces et sans pitié, rien de plus. Puisque l’on aime le mot corruption, eh bien la bande de Ben Ali était la corruption incarnée, la corruption faite chair, la corruption morale dans son sens le plus pur, c’est-à-dire qu’elle se soit accompagnée ou non d’enrichissements illicites, de fraudes, de trafics, de spéculations, de chantages, de vols, et autres procédés que sanctionne normalement le code pénal.


Il est parfaitement juste que les tribunaux punissent aujourd’hui les hommes et les femmes qui ont participé directement et bénéficié, un peu ou beaucoup, de ce système d’ « accumulation primitive ». Mais la culpabilité de ces gens, c’est-à-dire également leur nocivité, n’est pas seulement « économique ». Elle est politique. La révolution, encore ascendante, l’avait bien compris qui les avait privés de la possibilité d’élire ou d’être élus à l’assemblée constituante. Elle est morale, aussi et peut-être surtout. Car, quand bien même ces hommes et ces femmes n’auraient pas touché un sou que pourrait leur reprocher la Justice, ils et elles sont coupables d’avoir accepté, sinon sollicité, des postes officiels ou des situations officieuses de responsabilité au service de Ben Ali.

A de simples fonctionnaires qui ont joué des coudes pour accélérer leur promotion, bénéficié de leurs relations pour améliorer leur confort ou user de moyens pas très propres pour empocher quelques billets, on peut faire les gros yeux et puis les « pardonner ». Après tout, c’est en cela que consiste le métier de bureaucrate, trahir son frère ou son meilleur ami pour escalader la pyramide bureaucratique, pressurer le citoyen en échange d’une signature ou d’un coup de tampon sur un formulaire. A des cadres de l’administration ou dans des entreprises qui, par peur de mesures de rétorsion, ont fermé les yeux sur des faits de corruptions, des manipulations économiques et autres procédés douteux, on ne peut en vouloir qu’à moitié. Qu’aurions-nous fait à leur place ?, faut-il se demander avant de les juger.

Mais nul n’a été ministre de Ben Ali, secrétaire d’Etat ou responsable d’une instance dirigeante de l’ex-RCD, un canon de pistolet sur la tempe ! Ceux qui, à un haut niveau, ont été les complices actifs de la dictature, qui ont contribué volontairement à faire fonctionner la machine du pouvoir, qui ont mis de l’huile dans les rouages du système benaliste, qui lui ont apporté leurs compétences, leurs savoirs, leurs relations, leurs autorités intellectuelle, morale, religieuse, politique, artistique, pour lui donner une légitimité, ne sont peut-être pas tous coupables de malversations, mais ils sont tous coupables d’avoir permis à ce régime d’exister et de perdurer. S’ils n’ont pas pour certains été corrompus au sens économique du terme, ils n’en ont pas moins fait le choix – volontaire, conscient, coupable – d’être partie prenante des sommets de la hiérarchie benaliste. Ils ne seront jamais innocents.

A ceux-là donc, il n’y a pas de pardon possible parce que, dans ces cas-là, la notion de pardon n’a guère de sens. Pour ces gens-là, les tribunaux ont sûrement leur mot à dire, ils peuvent et ils doivent punir selon les dispositions légales de l’Etat, ceux d’entre eux qui ont enfreint la loi. Mais la véritable condamnation, celle qui exprime au mieux ce que l’on a appelé « l’esprit de la révolution » parce qu’elle en dit les buts essentiels, est avant tout morale et la sanction politique. Elles ne peuvent être que l’œuvre du peuple, autrement dit, elles sont de l’ordre des rapports de forces politiques entre le peuple et ses oppresseurs. Et si le compromis tactique fait partie du registre des rapports de forces, la « réconciliation » en est extérieure, sinon comme synonyme de capitulation.