« Diversité, résistance et solidarité ». C’est le slogan du premier congrès national des mouvements sociaux, qui a eu lieu du 24 au 26 mars 2017. Organisé par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, le congrès devrait se répéter chaque année, et donner naissance à une coordination nationale élargie des mouvements sociaux. Dans leur première déclaration, prononcée le dimanche 26 mars 2017 à Nabeul, les congressistes ont annoncé « le début d’une nouvelle phase de résistance contre les politiques de marginalisation et d’injustice du pouvoir ».
Vendredi 24 mars 2017, l’ouverture officielle du congrès a eu lieu à Tunis en présence de partis politiques, d’associations et de médias. Les congressistes se sont ensuite rendus à Nabeul où ils ont passé le weekend. Plus de 240 militants étaient réunis sur cinq thématiques différentes ; droits environnementaux, luttes des mouvements de chômeurs, acteurs sociaux et gouvernance locale, mouvements sociaux et emplois précaires, et économie sociale et solidaire comme choix de développement. Chaque atelier a clôturé ses travaux avec une série de recommandations qui devraient servir de guide pour les prochaines étapes de militantisme. Un rapport de synthèse sur les travaux sera publié dans quelques semaines.
Pourquoi un congrès ?
Personne ne peut contester le bilan négatif des mouvements sociaux depuis 2014 et plus précisément le dialogue national. À l’exception de deux victoires des habitants de Kerkennah contre la société Petrofac et l’expérience, jusqu’à maintenant unique, des oasis de Jemna, les mouvements sociaux, et surtout les sit-ins des chômeurs, sont de plus en plus isolés. Essoufflés par le silence des autorités locales et nationales, la criminalisation de la contestation et les campagnes médiatiques de dénigrement, la majorité des mouvements sont dans l’impasse et frôlent le désespoir. Abderrahman Hedhili, président du FTDES, affirme qu’ « après la mort de Ridha Yahyaoui à Kasserine et la vague de contestation en 2016 qui a gagné tout le pays, le gouvernement de Habib Essid a pris la décision de ne pas négocier, ni écouter, ni interagir avec les mouvements sociaux. En septembre 2016, le gouvernement de Youssef Chahed a décidé de criminaliser les mouvements sociaux. Nous sommes donc face à une politique qui ne cherche pas de solutions ».
« Mille fois nous avons fait le bilan de l’échec. Des camarades en prison, d’autres affaiblis par les grèves de la faim, d’autres qui n’ont plus d’espoir… jusqu’à quand allons-nous nous battre, chacun de notre côté ? Les tentatives d’union ne datent pas d’aujourd’hui. Mais cette fois, nous n’avons plus le choix ! Soit nous concrétisons la coordination entre tous les chômeurs, soit ça sera encore une fois l’échec », prévient Raouf Gadraoui, chômeur diplômé du sit-in de Majel Bel Abbas (Kasserine), lancé depuis janvier 2016. Nous sommes à l’atelier consacré aux luttes des mouvements de chômeurs qui a réuni des discriminés politiques, des diplômés chômeurs, des chômeurs sans diplômes et des handicapés. Venus en grand nombre, les chômeurs sont à l’origine du lancement de ce congrès. « Après une marche à pied de Gafsa jusqu’à Tunis et quatre mois de sit-in au jardin public de Mourouj 2, où nous étions encerclés par les forces de l’ordre qui nous refusaient l’accès à Tunis, nous avons compris que nous ne pouvons rien faire sans l’appui de la société civile et des autres mouvements. Ce gouvernement se sent plus fort parce que nous sommes dispersés », affirme Ali Omar chômeur non diplômé du sit-in de Gafsa, déclenché depuis 2014.
Malgré leur isolement, les mouvements sociaux ont vécu une évolution considérable depuis 2011. « Les sit-ins consécutifs que nous avons vécu depuis 2011 sont une vraie école politique. L’écriture des communiqués de presse, la documentation des agressions policières, les tactiques de négociations, la mobilisation et d’autres compétences ont transformé les mouvements sociaux. Nous avons aujourd’hui des leaders locaux qui ont un nouveau discours argumenté, et une vision politique plus claire et même des solutions alternatives au chômage et à la précarité » affirme Abdelhalim Hamdi, militant du sit-in Harimna [Nous avons vieilli] de Meknassi et membre de la coordination nationale des mouvements sociaux. Et d’ajouter : « c’est sur ce capital qu’il faut maintenant investir, pour plus d’engagement commun et plus de mobilisation. Nous devons ouvrir la voie aux mouvements pas encore inclus dans cette boucle. C’est une responsabilité collective ».
Si la majorité des congressistes sont d’accord pour une union et un travail collectif entre mouvements sociaux, d’autres pensent que ce n’est pas suffisant. « Il faut aller plus loin : chercher des nouvelles méthodes de résistance et essayer de sortir du cercle vicieux dans lequel les mouvements sociaux tournent en rond depuis des années, entre la logique des revendications locales ou régionales, les campagnes de solidarité avec les détenus » explique Meriem Bribri, militante indépendante de Sfax, qui observe et épaule les mouvements sociaux depuis la révolution.
Avec qui et contre qui
Entre les séances de travail, marqués par un engouement exceptionnel de la part des congressistes, les discussions sur les suites à donner au congrès animent les pauses café. En petits groupes, les militants de chaque mouvement échangent sur les ateliers auxquels ils ont assisté. « L’aspect informel des mouvements sociaux rend difficile leur organisation. Une des raisons qui a poussé à l’organisation du congrès tient à la volonté d’aider les mouvements à sortir de la spontanéité et leur donner une vision politique et une stratégie à moyen et long termes. Je pense que nous devons voir plus loin et apprendre des expériences vécues ailleurs. Une des possibilités qu’offre ce congrès est celle de devenir une force politique ou de s’unir avec des forces politiques progressistes », nous explique Ghassen Henchiri, diplômé chômeur et président du congrès.
Durant les ateliers et même pendant la plénière de clôture, les militants étaient partagés sur le rôle que joue l’Union générale des travailleurs tunisiens dans le soutien aux mouvements sociaux. La controverse était à son apogée au moment de la rédaction de la déclaration du congrès. « La plus grande force du pays » appartient-elle encore au camp des opprimés et des démunis ? Nadia Yahmed, coordinatrice des ouvriers des chantiers de la section Gabès, rappelle que l’UGTT refuse depuis 2014 aux ouvriers de chantier un syndicat qui les représente. « À part le FTDES et quelques médias, nous n’avons le soutien de personne. Tout le monde a un syndicat qui le défend sauf nous. Si l’UGTT était là pour négocier la régularisation de notre situation, nous ne serions pas marginalisés jusqu’à aujourd’hui », regrette-t-elle.
Atef Ben Salem, membre de la coordination nationale des mouvements sociaux, insiste lors de rédaction de la déclaration que « la société civile et l’UGTT ne soutiennent pas les mouvements sociaux ! Il ne faut pas se voiler la face ! Il faut responsabiliser tout le monde ! » Partant à peu près du même constat amer de l’absence de soutien au combat économique et social, les dirigeants du Forum appellent à gagner la sympathie et le soutien de l’UGTT et de la société civile autrement. Abderrahman Hedhili affirme que « depuis 2002, les mouvements sociaux n’ont réussi à casser l’embargo fait par la dictature qu’à travers la solidarité nationale et internationale des associations et partis politiques de gauche. Il faut chercher le soutien partout : chez les artistes, les intellectuels, les différentes communautés et même la bourgeoisie et les libéraux qui sont parfois de notre côté, comme c’est le cas à Sfax avec le mouvement environnemental Yezzi contre l’usine de la SIAPE. Pour ce faire, il faut progresser doucement, et avec des arguments solides ».
D’un atelier à un autre, les participants n’ont pas trouvé de difficulté à dresser l’état des lieux d’un modèle de développement basé sur les injustices et nourri par la corruption. Si des intervenants ont expliqué la situation économique chaotique par l’arbitraire juridique et la bureaucratie accablante, d’autres n’ont pas hésité à pointer du doigt l’orientation néolibérale inéquitable de l’État. Ces politiques n’affectent pas seulement le niveau de vie des ouvriers, des agriculteurs, des chômeurs et des classes démunies mais aussi la qualité de vie de tous les citoyens. L’atelier portant sur l’environnement et les mouvements sociaux a justement discuté cette problématique. « L’État a suivi durant des décennies une politique destructrice de l’environnement dont nous subissons les conséquences. Le bassin minier, Gabès, Gafsa, Sfax, Kasserine, Tataouine, Kerkennah, Jerba, Tozeur et d’autres villes, les usines chimiques et les industries pétrolières polluantes causent des dégâts irréversibles sur la faune, la flore et l’Être humain. Le premier responsable est évidement l’État mais aussi le capital qui investi directement sur nos terres » nous explique Khayreddine Debaya, membre du collectif Stop Pollution à Gabès et modérateur de l’atelier. Selon Khayreddine et la majorité des intervenants, les ennemis d’aujourd’hui sont les multinationales, les usines polluantes, l’administration publique mais certains syndicats qui s’opposent fortement à la fermeture progressive des industries polluantes.
Un congrès avec ses défis et ses non-dits
Malgré son encadrement, sa prise en charge du réseautage et de l’organisation logistique du congrès, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux a tenu à préciser que les mouvements sociaux sont totalement indépendants et gèrent d’une façon autonome leur congrès. « Nous ne voulons pas chapeauter le congrès ou diriger les mouvements sociaux mais seulement les aider dans leurs actions et leurs combats. Ce congrès est maître de lui même et nous n’avons aucun pouvoir sur ses décisions et son orientation » insiste Maher Hanini, membre du bureau directeur du FTDES. Ali Omar, explique, de son coté, que ses espoirs et ceux de ses camarades reposent sur « le rôle que pourra jouer le Forum dans la médiatisation de nos sit-ins et de nos revendications. Ils peuvent négocier avec l’UGTT, le gouvernement et les médias. Ils sont plus écoutés que nous parce qu’ils sont connus ».
Ghassen Ben Khelifa, membre du Comité de soutien de l’association de la protection des oasis de Jemna, pense que le vrai danger serait d’intégrer les mouvements sociaux « dans le processus de la transition démocratique telle que l’entendent les acteurs internationaux et les bailleurs de fond d’une partie de la société civile. Ces mouvements sociaux, qui constituent jusqu’à maintenant le dernier souffle de la révolution, risquent de devenir un décor parmi d’autres dans l’équation politique actuelle ». A la lecture de la déclaration finale du congrès , Wassim Laabidi, militant à l’Université populaire de Mohamed Ali Hammi a tenu à rappeler que les mouvements sociaux n’ont pas d’autre choix que la confrontation avec le pouvoir. « La récupération et l’exploitation des terres domaniales par les petits agriculteurs, les mouvements sociaux et les communautés opprimées, à l’instar de l’expérience de Jemna, doivent être l’expression une demande populaire et non pas une option réformiste qui ne fera qu’aider le système en place ! » clame-t-il devant une salle conquise.
Comme toujours, les femmes participantes étaient beaucoup moins nombreuses que les hommes. Certaines pensent que leur parole n’a pas été entendue durant les ateliers. « Nous étions totalement ignorées durant l’atelier consacré aux mouvements sociaux et à l’emploi précaire. Nous avons parcouru des kilomètres pour venir participer et trouver des solutions communes, alors que durant l’atelier et même dans le rapport final, on ne parle que des ouvrières des chantiers ! » proteste Fathia Zaâgue, ouvrière du textile à Monastir.
La diversité est l’un des mots qui composent le slogan du congrès. Cependant, ni les demandes, ni les méthodes de militantisme des mouvements sociaux ne sont homogènes. Le rapport au pouvoir, à l’UGTT et aux autres organisations de la société civile diffère d’un mouvement à un autre. Durant la plénière de clôture, la majorité des intervenants étaient des militants de Tunis ayant rompu, pour certains, avec l’engagement partisan. « Une élite qui adore les expressions sophistiquées et les mots chargés de symbolique idéologique. Alors que nous savons d’avance qu’une grande partie des mouvements sociaux sont contre cette hyper-politisation de leurs actions ou identité. L’enjeu est de trouver le juste milieu sans jouer le tuteur sur les mouvements sociaux » explique Moutaâ Amin Elwaer, modérateur de l’atelier de l’environnement.
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