Il y a deux catégories de lecteurs de Kamel Daoud : ceux qui l’aiment parce qu’il tape assez juste, et ceux qui ne l’aiment pas parce qu’il tape souvent beauf. Les uns lui tissent des lauriers. Les autres lui cherchent la petite bête. Certes, tout Daoud n’est pas toujours bon à lire. Mais bien qu’ils soient parfois clivants, ses textes méritent d’être écoutés. En littérature, son Meursaut n’est pas de ces romans qu’on laisse traîner sur la table de chevet pour quitter sans remords sa partenaire de nuit. Il en va de même pour son dernier recueil intitulé Je rêve d’être tunisien. Ce sont des chroniques écrites entre 2010 et 2016, entièrement consacrées à la Tunisie, et qui pourraient avoir des alliés de circonstance. À une condition : ne pas leur prêter plus de proportions qu’elles n’en ont.
La curiosité suffirait peut-être à précipiter cette troisième caste de lecteurs dans les pages du recueil. Mais il y a surtout le fait que Daoud fait son come-back avec une bonne nouvelle : après ses Indépendances en poche, voici que le journaliste algérien se prend à rêver d’être des nôtres ! La révolution du 14 janvier 2011 le fait rêver « d’être tunisien », parce qu’en elle se joue un présent inouï entre deux fatalismes, le religieux et le laïc. Et dans ce qu’il pose comme la possibilité d’une Tunisie, il trouve de quoi survivre aux dérives de l’autoritarisme, de quoi faire face à un Islam politique à l’assaut du pouvoir. On reconnaît sans doute Daoud à sa petite musique, depuis qu’il s’est fait les dents en s’élevant contre les damnations de la pensée unique. Mais ici, ce sont surtout trois Grâces qui le rendent moins polémique : la femme, la liberté et la démocratie. Chacune, à ses yeux, dessine un pas d’émancipation davantage tunisien que botticellien.
Mais le rêve de ce Sinatra de la chronique, joie et col dur en moins, n’exige pas que la lampe soit éteinte. Ce qu’il y a de particulier dans Je rêve d’être tunisien, c’est en fait une admiration enthousiaste qui n’altère pas la fermeté de la pensée. Même fermeté contre la bêtise, même admiration quand il s’agit de saluer les élections ou de voir d’un bon œil ce livret de famille qu’est la Constitution. S’il a du goût pour l’exception tunisienne, Daoud aime encore mieux le modèle qu’elle façonne. Le cauchemar « arabe », la laïcité et l’état-civil des nations ajoutent ici au tableau les touches qui font de ces chroniques de petits pâtés de sable. Mais à l’autre bout du champ, Daoud ne cède pas un pouce sur son optimisme. Parce que la révolution est nécessaire, indispensable. Mais la violence, non.
S’il est possible que Je rêve d’être tunisien soit flatteur pour quelques lecteurs, il ne le serait qu’à première vue. Et si le rêve de Daoud, comme tout rêve à en croire Freud, était le gardien de son sommeil ? À moins que le bonhomme ne rêve déjà éveillé. Le paradoxe n’est d’ailleurs qu’apparent. Daoud n’est pas né de la dernière pluie. Sa rhétorique onirique cherche à évincer le sommeil dans un récit national qui pourtant l’impose. Mais par le procédé d’identification imaginaire, il fixe bien le rétroviseur. C’est qu’en déposant des œillères sur le présent de la transition tunisienne, Daoud pense au refoulé algérien, pris en tenaille entre les fantasmes nostalgiques et les incertitudes du futur. Et sur ce point, il n’y aurait pas moyen de surprendre l’auteur de Mes Indépendances à sucrer les fraises. La liberté dont il rêve n’est pas un délice d’initiés.
On s’enchantera peut-être de prendre ici Daoud en flagrant délit d’admiration, bien que les cartouches ne se fassent pas rares chez lui. Mais c’est logique. Comme son rêve est le trompe-l’œil de son récit national, l’auteur ne veut pas que les hasards de l’histoire décident à sa place. C’est peut-être cela, le credo qui réunit les chroniques dans Je rêve d’être tunisien. Les lecteurs fidèles de Daoud les picoreront sans doute comme des sucettes petit format. Ses détracteurs, s’ils ne déposeront pas sur le comptoir la marchandise, y verront à tout le moins des cailloux blancs du petit Poucet. Quant aux éventuels alliés de circonstance, ils reliront peut-être ce recueil pieds sur table et chemise déboutonnée. Sans risquer de se prendre la grosse tête.
“beauf” ou bien “bof” ?
Avec Kamel Daoud, dont j’ai lu ” Le Meursault”, j’ai l’humeur partagée. Entre le journaliste qui dut quitter son pays afin d’échapper aux attaques et autres persécutions, et le journaliste et écrivain chouchouté de ce côté-ci de mare nostrum pour ses saillies congruentes avec l’air du temps et ses foucades contre les sociétés Arabes et leurs turpitudes, je consens mal à trancher.
Encore que, j’aurais quelque penchant à trouver de la grandeur à qui sait tenir face sans aborder dans l’autre rive trop promptement, et courir le risque de pactiser avec ceux qui n’aiment en lui que ce qui conforte leurs causes.
On connut des plumes fougueuses asservies…