L’anti-savoir ? Une baffe dans les têtes

À force d’inventorier les fictions du savoir, Aïcha Snoussi a fini par inventer quelque chose comme une encyclopédie visuelle de l’anti-savoir. Ce serait quoi sa devise ? On pense peut-être aux petits théâtres des archives, aux cabinets de curiosités. Mais c’est autre chose qu’expose Le livre des anomalies. Composé d’un ensemble de cahiers d’écoliers, distribuées dans les années cinquante au sein les écoles primaires tunisiennes, ce travail d’Aïcha Snoussi claque en effet comme une baffe dans les têtes trop pleines. Le savoir dont celles-ci se targuent n’étant pas le plus souvent désopilant, l’esthétique paradoxale de la jeune artiste balaie les barrières du goût comme la frontière entre les sexes. Installation, mise en scène et dessins à l’encre noire y injectent une bien fine perversion.

Curieux support que ces cahiers jaunis par le temps. Non, ce ne sont pas des carnets de croquis, mais bel et bien des cahiers d’écolier dont on se fait souvent de bien pauvres idées. Sobrement organisée en lignes fines, la double page de chaque cahier recueille un espace où des dessins d’enfant viennent se déposer, en toute patience, quand l’ennui de certains cours nous rattrape. Mais Le livre des anomalies ne s’entoure d’aucun faux-semblant. On pourrait à bon droit considérer que, là où l’on devrait marcher en terrain connu, le geste d’Aïcha Snoussi fait le ménage parmi nos illusions. Mais il ne faut surtout pas forcer la théorie. Il n’y a, chez l’artiste formée à la gravure, ni compulsion archivistique ni concession à la nostalgie pour les pupitres d’école. À vouloir prendre la tangente, chaque cahier du Livre des anomalies s’offre comme un jouet : à mettre entre toutes les mains.

Ce travail, où l’on peut trouver de tout et même des feuillets décrochés sur le mur, décline une manière de dépraver le savoir, en faisant la nique à la vulgate optique. Ici, l’aficionado du graphisme porte sa déconstruction plus loin. Le livre des anomalies se construit au fur et à mesure des lieux où il s’expose. Qu’ils soient éparpillés sur un bureau, posés à l’horizontale sur des étagères, ou en vrac au sol ; qu’ils soient ouverts ou fermés, entassés en pile, scellés ou déchirés, les cahiers dessinés d’Aïcha Snoussi fonctionnent selon une joyeuse circularité, sans être protégés ni encadrés. En même temps qu’il se prête au jeu d’une mise en série qui rompt la linéarité de la lecture, chaque cahier donne à voir la singularité du dessin comme une machine célibataire.

À l’informe, s’ajoute l’excès

Mais si rien n’est plus déroutant qu’un cahier d’écolier, Le livre des anomalies n’a pourtant aucun mal à retenir le spectateur. Certes, la fiction visuelle a ici un temps d’avance sur le savoir. Et ouvrir les hostilités contre le savoir établi, revient à invaginer la double page du support, ainsi que l’écriture droite et cursive qu’elle suppose. Sans prévoir ce qui sortira de ces cahiers, ce geste rappelle peut-être une certaine délicatesse scélérate. Là où le dessin à l’encre noire tire l’iconographie du côté d’une certaine latitude des choses et des corps protubérants, la pointe du feutre opère sur la page comme sur une table de dissection. Et si le vivant et le machinique avancent ici en cordée, dans les cahiers ou dans les fresques murales, tout se passe comme si le dessin touchait la forme au vif.

Cette loi de l’informe, Aïcha Snoussi en a soulevé le lièvre dès 2012 dans la série Self, mais aussi dans Cobaye. Sa devise : la capacité du dessin à extraire ce qu’il y a à l’intérieur des corps. En arrière-plan de cette esthétique, il y a les poupées anatomiques à la Hans Bellmer, la logique du cyborg et les machines futuristes. On y retrouve aussi, sans qu’on y prenne garde, les chants de Maldoror de Lautréamont, les glossolalies d’Antonin Artaud, les révulsions de l’œil chez Georges Bataille, mais surtout les traités d’alchimie arabe à l’instar d’Al-tasrîf d’Al-Zahrâwî. En revanche, on ne sait pas si Aïcha Snoussi doit quelque chose aux livres cloués, enflammés, torturés de Hubertus Gojowczyk. Ce qui est sûr, c’est que Le livre des anomalies déprave les fictions du savoir comme les Cent vingt journées de Sodome traient les corps, appelant sous l’excès tous les démons en troupe.

Sous l’excès et sa violence, perce chez Aïcha Snoussi une certaine pratique de l’inventaire. En ses enjeux plastiques, Le livre des anomalies fait sans doute signe vers d’autres travaux conceptuels, notamment les Schreibzeit d’Hanne Darboven. Mais il y a surtout, dans ce travail sériel, l’ombre d’une certaine littérature des listes infinies. Ce n’est pas surprenant qu’Aïcha Snoussi dise lorgner vers Borges et son encyclopédie chinoise ou vers les listes de Perec, fouillant du côté de chez Rabelais ou dans le tiroir de la cuisine chez le Joyce d’Ulysse. Et l’on se dit en passant qu’on aimerait pouvoir la voir faire ses choux gras du catalogue infini des situations dans la Divine Comédie de Dante. Dans l’intervalle et avec abnégation, Aïcha Snoussi mord en obstétricienne aux dessous du savoir.

Et le dessin ? Ça se passe en dessous

Car s’il n’y avait que cela, les anomalies n’auraient rien à faire dans cette histoire. En effet, ces anomalies sont aux fictions du savoir ce que les accrocs de la machine sont au vivant : des glissements métonymiques. Ce qui a peu à voir avec nos habituelles façons de fréquenter le visible. Loin de se caler sur les recettes du scandale, Le livre des anomalies a quelque chose de perversement innocent : on y découvre des démangeaisons libidineuses qu’Aïcha Snoussi n’hésite pas à gratter, des corps queer qui y trouvent leur compte et pas mal de petites chairs siamoises. Quant à l’œil, le voici désorbité, nous regardant droit dans les yeux, comme un étrange sexe pour adultes à peine vieillis. Façon de dire que le processus de l’informe, dans les cahiers dessinés, est à la pointe même d’un forage délicat. C’est au moment où le contact des lignes et des formes est le plus disloquant que le regard devient prêt à l’anthropophagie, et la page mûre pour l’obsession.

Entre les deux, Le livre des anomalies s’offre au scalpel. Aïcha Snoussi aime les chairs qui s’écoulent en difformité, mais elle ne crache pas sur l’intelligence mécanique des objets. Sur les pages de ses cahiers, elle met un soin maniaque à conjuguer organes et objets, à ouvrir les corps sans qu’aucune loi ne régisse leur survie. Ce sont des formes prothétisés, parfois en tuyaux et en trompes ; mais aussi des bouts de corps androgynes, impuissants de sexe et de mort. Rien n’est du reste plus désappointant que de se gausser de la surface d’une page pour inventorier d’autres fictions du corps.

Se gausser de la surface, ce serait donc glisser sous l’épiderme. Les dessins oniriques d’Aïcha Snoussi ne font pas autre chose. Ce sont des trépanations graphiques, où les pages s’entaillent comme se décollent des peaux de crâne. Si l’encre ou le plomb engage des opérations de hernies, de fistules, encore faut-il des pinces à tordre, des aiguilles et quelque chose comme un scalpel. Mais Le livre des anomalies, ne dérive pas que des opérations abdominales ou de l’extraction des calculs vésicaux. Le geste d’Aïcha Snoussi emprunte aussi au cutting pour les peaux charcutées et au branding pour les chairs brûlées. L’encre se fait azote liquide ; la pointe métallique, un pistolet à cautériser ; la pierre noire, un bistouri électrique. Et la ligne ? Disons qu’elle devient une extraction de pointes de flèches ; comme le pointillage, une ponction de l’ascite. Quant à la griffure, ce serait plutôt un marquage des carcasses ; et le coup de feutre, quelque chose comme une trace osseuse. En cela, le dessin chez Aïcha Snoussi peut recevoir une bien étrange définition : ce qui se joue en dessous.

 

Crédit photos : Aicha Gorgi Gallery.