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Qu’est ce que la  biodiversité

La biodiversité est définie comme la diversité des écosystèmes, des espèces et des gènes que ces dernières renferment. Pour simplifier, nous nous limiterons à la diversité des espèces. Ceci est justifié par le fait que ces dernières sont les mieux définies et que les limites entre elles sont tranchées ou presque. Une espèce est définie comme l’ensemble des individus entre lesquels n’existe pas de barrière d’isolement reproductif (panmixie). Elle est composée de populations, c’est-à-dire d’individus vivant dans le même milieu et entre lesquels n’existent pas de barrières d’isolement de tout type (géographique, physiologique, comportementale, etc.). On parle parfois de métapopulation lorsqu’une espèce particulière est composée de petites populations déconnectées, c’est-à-dire de groupes d’individus occupant des espaces discontinus, à la faveur des habitats occupés (forêts, prairies, points d’eau, etc.). Ce concept est d’un grand intérêt pour la conservation, où les métapopulations sont gérées comme une seule entité, favorisant au maximum la diversité génétique en assurant la communication entre les différentes populations, notamment par la création de corridors favorisant cette continuité géographique.

Dans certaines situations, on parle de « groupe d’espèces » ou « complexe d’espèces » lorsque les entités désignées comme espèces ne présentent pas de limites tranchées permettant de les séparer facilement ou aussi lorsqu’elles présentent une grande diversité masquant de nombreuses espèces qui n’ont pas encore été séparées (espèces polytypiques). Ce dernier concept s’applique surtout à des espèces à vaste répartition géographique mais dont les caractères morphologiques (ou parfois génétiques) ne permettent pas de les ségréger. Les espèces présentant ce type de variation peuvent avoir une aire de distribution géographique relativement restreinte qui correspond à leur centre d’origine. La situation se complique lorsque ces entités présentent des variations de couleur entre populations ou entre les sexes (chez les espèces présentant un dimorphisme sexuel, lié parfois à la période de reproduction).

Sans aller trop loin dans les complications, ajoutons un dernier concept, celui de « sous-espèce » (concept utilisé pour les animaux) ou « variété » (pour les plantes). Ces entités sont des subdivisions d’espèces correspondant le plus souvent à des variations géographiques que présentent les espèces ou aussi des morphotypes associés à des habitats particuliers. Le nombre de sous-espèces est plus élevé chez les espèces à vaste répartition géographique (d’où la diversité observée).

Situation au Maghreb

Le niveau des connaissances de la biodiversité au Maghreb est variable d’un pays à un autre. C’est avec la colonisation que les connaissances modernes sur la biodiversité ont commencé à être publiées. De nombreux articles et ouvrages datant de la première moitié du 19ème siècle, relatifs aussi bien à la végétation naturelle qu’à différents groupes d’animaux, ont vu le jour. On note aussi l’édition de nombreuses revues où des travaux spécifiques à la diversité biologique de l’Afrique du Nord ont été publiés[1]. Certains numéros spéciaux de revues françaises ont été réservés à la région[2].

Avec la colonisation et l’introduction des armes à feu, la région a vécu la disparition de nombreuses espèces, notamment des grands animaux (mammifères et oiseaux), tels que le bubale, l’oryx, l’addax, l’autruche, etc. et la raréfaction d’autres comme le cerf élaphe, le guépard, la gazelle de cuvier, etc. Les connaissances cumulées sur les différents groupes animaux et végétaux ont été relativement bonnes.

Concernant la végétation, nous nous limitons à citer les travaux de Maire sur la flore d’Afrique du Nord, en attendant qu’un historique de l’exploration de l’Afrique du Nord soit établi.

Si on raisonne sur l’ensemble du monde animal (invertébrés et vertébrés), la situation se complique en raison de la complexité de la situation et de l’étendue des groupes. Disons seulement que les connaissances cumulées jusqu’au début des années 1960 sur les différents groupes zoologiques sont presque dépassées, et que, surtout, leur actualisation n’a pas été faite dans les différents pays. De plus, les nouvelles techniques de classification (systématique moléculaire) ne sont pas maîtrisées dans les différents pays, même si les connaissances concernant le Maroc sont actuellement assez avancées[3].

Un point mérite d’être souligné, à savoir que la description des espèces de la région a été faite par des Européens, qu’elles soient endémiques d’un seul pays ou qu’elles se trouvent dans l’ensemble de la région. Ce point souligne l’absence d’initiative pour développer des compétences nationales en matière de systématique pour contribuer au moins à décrire les espèces encore inconnues pour la science. Si les choses continuent ainsi, la région demeurera à la marge de la dynamique que vit la systématique depuis l’avènement de la biologie moléculaire, et cette dynamique n’est pas encore près de s’atténuer. Cette remarque est aussi valable pour le reste des pays arabes, sauf peut-être l’Egypte qui dispose de compétences dans ce domaine.

Situation en Tunisie

Comme signalé précédemment, les connaissances modernes concernant la diversité biologique que recèle le pays remontent à la fin du XVIIIème siècle. Les premiers travaux publiés proviennent des voyageurs naturalistes[4], mais par la suite des groupes particuliers ont été étudiés et présentés[5]. Remarquons que différents groupes d’invertébrés ou de poissons ont eux aussi été étudiés et que des collections ont été constituées, aussi bien en Tunisie[6] qu’en France. Nous nous limitons dans ce qui suit aux vertébrés terrestres et présentons de temps à autre quelques remarques concernant d’autres groupes quand cela semble nécessaire.

En dehors de la connaissance de la diversité biologique, qui est importante en elle-même, la conservation des espèces est elle aussi un des impératifs nécessaires pour assurer leur pérennité sur le long terme. Cette dernière orientation s’est imposée de plus en plus depuis le constat réalisé il y a plusieurs décennies de la raréfaction, voire la disparition de nombreuses espèces. Celles qui sont les plus vulnérables sont souvent de grande taille et ont besoin d’un grand domaine vital[7]. Il est actuellement admis que l’altération et la destruction des habitats sont la principale cause de la raréfaction des espèces aussi bien animales que végétales.

La Tunisie a vu des transformations profondes de ses paysages naturels au cours du dernier siècle, et les modifications subies par ce qui reste risquent d’être irréversibles par les temps qui courent et ceux qui viennent, compte tenu des moyens utilisés pour leur transformation. En effet, la mise en culture et la sédentarisation des populations a affecté de larges étendues pour différents milieux naturels, et a aussi accru la pression sur ces milieux. Les écosystèmes naturels les plus affectés par ces transformations sont les zones humides (asséchées, polluées ou détournées pour les cours d’eau), les steppes (mise en culture, arrachage), les forêts et leurs lisières (mise en culture, destruction du couvert végétal). La surcharge animale affecte l’ensemble des écosystèmes naturels (surpâturage), et les milieux les plus vulnérables sont ceux dont l’étendue est limitée (cas des prairies pérennes par exemple) ou à faible productivité biologique (régions arides et désertiques).

Au cours des dernières années, il paraît évident que l’agriculture traditionnelle (culture en sec, élevage extensif) ne couvre plus les besoins de ceux qui la pratiquent. Il en a résulté une baisse de pression sur certains milieux naturels, notamment certaines forêts du nord-ouest où on constate une évolution progressive de la végétation naturelle, mais ces secteurs restent encore limités. L’intensification des activités agricoles dans les zones irriguées constitue une forme de pression inédite sur les milieux affectés (diminution progressive de la rentabilité des terres, salinisation secondaire des sols, pollution notamment par les pesticides), et les transformations subies par les milieux affectés risquent d’être irréversibles. Parmi les conséquences de ces pratiques, on cite la réduction des habitats occupés par les animaux et la raréfaction de nombreuses espèces végétales sous la pression du bétail, en plus de la perte des variétés de plantes cultivées, le plus souvent remplacées par des semences importées et réputées « à haut rendement ». La destruction des touffes de jujubier en Tunisie centrale pour la mise en culture des terrains desquels la plante a été éradiquée a provoqué la disparition de certaines espèces des secteurs détruits (pie bavarde) ou la raréfaction d’autres (cratérope fauve…). Les nombreux reptiles qui habitaient ces espaces se sont eux aussi raréfiés. Le manque d’espace (mais aussi l’absence de prédateurs) pour certaines espèces a provoqué l’extension de leur aire de distribution géographique (c’est le cas notamment du sanglier).

Un phénomène inédit pour lequel nous sommes entièrement désarmés est celui des espèces exotiques et invasives. C’est le cas notamment de la fleur Solanum eleagnifolium, dont l’aire de distribution ne cesse de s’étendre sans qu’aucun programme spécifique ne soit mis en place. Cette espèce affecte particulièrement les agro-écosystèmes. D’autres espèces de plantes présentent également ce caractère et affectent différents types de milieux, mais là aussi rien n’est encore mis en place pour lutter contre leur extension incontrôlée.

Certaines espèces pouvant être qualifiées d’« espèces parapluie »[8] devraient être prioritaires en matière de conservation. Ce sont souvent des grands prédateurs qui jouent un rôle essentiel dans la régulation des proies qu’ils consomment et assurent le maintien d’une grande diversité. Parmi ces espèces en Tunisie, on peut signaler l’hyène rayée, une espèce en nette régression dans le pays et dont les derniers représentants sont cantonnés dans des massifs montagneux inaccessibles, ou aussi la loutre d’Europe qui, elle aussi, est le plus grand prédateur des écosystèmes fluviatiles et des grands lacs d’eau douce notamment les barrages. Ces deux espèces sont victimes d’une mauvaise réputation (injustifiée) qui cause leur massacre et la destruction de leurs habitats. C’est aussi le cas de nombreux rapaces qui jouent un rôle essentiel dans la régulation des populations de rongeurs dont les pullulations périodiques ou épisodiques peuvent causer de grands torts aux agriculteurs.

Les espèces dites porte-drapeau[9], ou espèce-phare sont des espèces emblématiques pouvant être utilisées pour accroître le soutien du public à la conservation des espèces. Parmi les plus connues de ces espèces, on cite le panda, utilisé par le WWF comme emblème ou aussi le phoque utilisé par le CAR/ASP (Centre d’activités régionales pour les aires spécialement protégées)… En Tunisie, de nombreuses espèces peuvent être utilisées dans le cadre de ce concept et favoriser la conservation des espèces. C’est le cas du Bruant du Sahara, un oiseau que nos concitoyens respectent dans les régions où il se trouve. De nombreuses autres espèces peuvent obéir à ce concept, notamment la caouanne, tortue marine sous grande pression dans certaines régions du pays ou aussi la tortue mauresque ou terrestre, elle aussi sous pression à cause du prélèvement continu d’individus de leur milieu naturel pour alimenter certains marchés locaux et les magasins de souvenirs pour touristes. Parmi les mammifères, le goundi est une des espèces pouvant être adoptées…

De ce qui précède, disons seulement qu’en Tunisie, nous sommes encore loin d’adopter des lignes directrices pouvant assurer la conservation de notre patrimoine vivant[10]. La preuve étant que les aires protégées tunisiennes renferment des espèces que nous ne sommes pas encore en situation de toutes connaître, et que la priorité en matière de conservation ne va pas dans le sens des espèces endémiques ou à distribution géographique réduite à l’échelle globale.

Ceci a été écrit et dit en de nombreuses occasions, mais il semble que les vieilles fausses idées ont la vie dure, et qu’il nous faut on ne sait quoi pour que nos politiques changent. Le caractère figé de la conservation est foncièrement en opposition avec son caractère dynamique, puisqu’il s’agit du vivant ! En un mot, nous sommes loin, bien loin des impératifs contemporains de la conservation de notre patrimoine vivant, quelles que soient les prétentions des autres.

Pour finir, disons qu’au cours des dernières années, nous avons observé avec consternation l’apparition de certaines pratiques qui ne vont que dans le sens de la raréfaction de nombreuses espèces animales (par le braconnage) ou végétales (par la destruction délibérée d’écosystèmes entiers). Il faut rappeler que le chardonneret n’égaie plus nos campagnes et que la tortue marine continue à être chassée et sa viande vendue par des pêcheurs sans scrupules. Certains rapaces sont exhibés dans certaines localités pour des photographies payantes et ne parlons pas du reste.

Pour ce qui est des différentes catégories d’espèces ou de populations signalées plus haut, on peut citer de nombreux exemples de groupes zoologiques différents. Nous les avons présentées dans l’esprit de les détailler, mais cela rendrait le texte inintelligible pour un public non averti. Ceux qui cherchent à les connaître n’auront qu’à consulter les ouvrages spécialisés.

Une des pistes prioritaires actuellement est la création d’une base de données géoréférencée où figurent les emplacements connus des espèces animales et végétales se trouvant en Tunisie. Cela servira à étudier l’évolution au fil du temps de l’extension (ou le rétrécissement) de leurs aires de distribution dans le pays et de prendre les mesures de conservation nécessaires pour celles dont on constate une compaction de leur aire de distribution. Seulement ce genre d’idée ne trouve pas preneur dans le pays, au vu des conceptions de la conservation qui prédominent chez les décideurs. Inutile d’ajouter qu’un centre de soins pour animaux blessés et un élevage en captivité des espèces vulnérables ou rares est une nécessité pour le pays.

La solution alors ? Il s’agit tout simplement de nous positionner correctement par rapport au monde, où des politiques de conservation ont réussi, et d’entreprendre par la suite des actions qui ne peuvent aller que dans le sens de l’amélioration de nos connaissances et du statut de conservation des espèces vivant dans notre pays. C’est de notre responsabilité, pour que les générations futures nous accordent le respect qu’ils nous doivent. L’absence d’action et le refus de toute idée « différente » ne peuvent pas perdurer et le blocage de la société ne pourra mener qu’à la perte, la nôtre !

Notes

  1. Tels que le Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle d’Afrique du Nord publié en Algérie ou, plus tard, le Bulletin de la Société des Sciences Naturelles de Tunisie.
  2. C’est le cas notamment de la Revue de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences.
  3. De nombreux travaux sont le résultat de recherches réalisées par des équipes européennes, avec la collaboration ou non de chercheurs marocains.
  4. Tels que Voyage en Barbarie de l’abbé Poiret, publié en 1789 ou aussi le Premier fragment d’un voyage dans les royaumes de Tunis et d’Alger et dans les montagnes de l’Atlas de Desfontaines, publié en 1830.
  5. Pour ne se limiter qu’aux Vertébrés terrestres, on peut citer les références suivantes :
    Lataste, 1887. Catalogue critique des Mammifères apélagiques sauvages de la Tunisie.
    Koenig, 1888. Avifauna von Tunis.
    Freiherr, 1898. Beiträge zur Avifauna Tunesiens.
    Mayet, 1903. Catalogue raisonné des reptiles et batraciens de la Tunisie.
    Whitaker, 1905. Birds of Tunisia.
  6. La plupart des collections constituées dans le pays ont été perdues, et celles qui persistent encore ont besoin d’être entretenues et réétudiées avant qu’elles ne soient complètement perdues.
  7. Espace où se réalisent l’ensemble des activités d’un individu (alimentation, reproduction…).
  8. Umbrella species, en anglais. Il s’agit d’espèces jouant un rôle essentiel dans la conservation de nombreuses autres si elles sont protégées. Il s’agit souvent de grands prédateurs.
  9. Flagship species, en anglais, concept jamais mis en pratique en Tunisie, même si le Ministère de l’Environnement a utilisé un moment la mascotte d’un renard désertique, le fennec.
  10. L’on se demande d’ailleurs pourquoi le patrimoine vivant n’est pas considéré comme partie de notre identité, tout comme le patrimoine culturel.