Je crois que le président a oublié ce qu’il voulait nous dire. Pendant 48h, je me suis rongé les ongles dans l’attente de ce mystérieux discours qu’on annonçait comme exceptionnel. Le président, disait-on, nous réservait de grandes surprises. Quelle nouvelle grande « initiative présidentielle » allait-il donc inventer pour faire oublier l’ « initiative présidentielle » du printemps dernier, le pitoyable fiasco de son « gouvernement d’union nationale » ? Comment envisageait-il de redresser un Exécutif en état de décomposition avancée, de surmonter les déchirements de la classe politique et d’affronter la bourrasque sociale ? J’ai donc cherché à deviner ce qu’il pouvait bien avoir en tête. Je ne vous dis pas toutes les idées abracadabrantes qui m’ont traversées l’esprit. A un moment donné, ayant sans doute abusé de Fanta-orange, j’en suis même arrivé à me dire : « Peut-être veut-il rétablir le beylicat ? »

Comme de bien entendue, je n’étais pas le seul à m’interroger. Et bien sûr les hypothèses et les rumeurs ont circulé. Etrangement, en dehors des suppositions d’un ami, convaincu que notre grand chef bien aimé avait décidé de se retirer pour cultiver son jardin, je n’ai entendu ou lu aucun pronostic positif, y compris de la part de personnes qui a priori n’ont rien contre lui. Je ne prétends pas avoir fait une enquête mais j’ai quand même observé et écouté autour de moi. J’ai relevé trois types d’attitudes ou de propos. L’indifférence que je dirais négative « De toute façon, il nous mène en bateau », le scepticisme péjoratif « Y a rien de bon à en attendre », l’hostilité lucide « ça va être terrible ! ». Vous n’êtes pas obligés de me suivre, mais je suis persuadé que ces trois attitudes caractérisent assez l’état actuel de l’opinion publique et témoignent, en ce qui concerne Béji Caïd Essebsi, d’une réputation qui dégringole et d’un crédit qui s’effondre.

Parmi les rumeurs qui sont parvenues à mes oreilles, il y en a deux qui semblaient plus sérieuses que d’autres. La première prévoyait un référendum sur la constitution destiné à imposer un élargissement considérable des prérogatives du président de la République et des instances exécutives au détriment du parlement. La seconde annonçait également un référendum mais, dans ce cas, pour imposer la réconciliation honteuse. Aucune de ces deux rumeurs ne me semble fantaisiste et, sans recourir au piètre argument de la fumée qui trahit la présence d’un feu, la persistance avec laquelle l’une et l’autre ont été évoquées me paraît loin d’être innocente. Je ne sais pas s’il y a de la fumée mais il y a assurément une forte odeur de « ballon d’essai », dans toute cette histoire-là.

Il est surtout assez surprenant que le discours « spécial », tel qu’il avait été annoncé par les médias, n’ait finalement rien contenu d’autre que les borborygmes soporifiques habituels. Il n’y a pas eu de coup de théâtre, aucune des rumeurs qui circulaient ici et là n’a été confirmée, dans deux jours, on l’aura oublié. Peut-être les sémiologues, les philologues et autres textologues, attentifs aux moindres nuances du geste et de la parole, pourront nous dire ce qui s’est dit entre les lignes du bafouillement présidentiel mais les « rienologues » (je crois tenir cette formule de Balzac), n’auront entendu que trois choses relativement importantes mais qui n’imposaient pas tout ce tintamarre. Un, que Béji Caïd Essebsi n’écoutera pas ceux qui lui suggèrent de virer Youssef Chahed. Ce qu’il pourra affirmer sans conteste tant qu’il n’aura pas viré l’individu susmentionné.

Deux, que Béji Caïd Essebsi menace d’utiliser l’armée pour réduire la contestation sociale. En soi, la menace est effectivement grave, qu’elle soit suivie d’effets ou non. Cependant, aussi bien la réunion effectuée il y a quelques semaines par le Premier ministre avec différents organes sécuritaires que celle du président ces jours derniers avec ces mêmes services, ne pouvaient pas être interprétés autrement que comme un chantage à la violence exercée à l’encontre des mouvements de contestation. La réaffirmation de l’option répressive n’exigeait certes pas la médiatisation et la solennité de la prise de parole présidentielle d’hier matin. Comme un internaute a pu l’écrire sur un réseau social, « il suffisait au président de faire une déclaration de trois minutes à la télévision ».

Trois, que Béji Caïd Essebsi veut absolument faire passer la loi sur la réconciliation qui est, comme chacun sait, la réconciliation des corrompus avec les corrompus. Ce qui aurait été extraordinaire, c’est que le président nous dise le contraire. Ou, bien sûr, qu’allant à l’encontre de l’opinion populaire, il annonce un dispositif quelconque pour faire passer la loi, coûte que coûte. Il ne l’a pas fait, comme il n’a annoncé aucune mesure exceptionnelle ni aucune réforme majeure ni rien de cet acabit.

C’est un peu comme si notre président avait prévu de dire quelque chose d’extrêmement important mais qu’il avait eu brusquement un trou de mémoire. Moi aussi, ça m’arrive depuis quelques années. Si l’on ne retient pas l’hypothèse de l’amnésie momentanée, il faut donc croire qu’un autre discours était prévu et qu’il y a eu un revirement de dernière minute. Lié à l’affaire Sarsar ? A des inquiétudes au sein d’une des forces qui sont parties prenantes du pouvoir, comme par exemple Ennahdha ? N’étant point dans le secret des dieux, je ne suis pas en mesure de vous répondre. Tout cela n’est que de la politique fiction ? Oui, ça en est. Mais comme la pensée politique de nos gouvernants ne vole pas plus haut que l’intrigue d’un roman de gare, d’une série télé ou d’un feuilleton ramadanesque, il n’est pas dit que mes spéculations n’aient aucun rapport avec la réalité, une réalité dont une des facette peut se dire en quelques mots : le pourrissement et l’incertitude qui règnent au sein des sphères dirigeantes, incapables de gouverner y compris dans leur propre intérêt. Il ne manque plus qu’une Saïda Sassi.