Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Récemment, une brèche très visible s’est ouverte dans la forteresse de l’inertie épistémologique imprenable depuis des lustres : celle de la critique des médias1. Snobés par les intellectuels et exclus de la sphère du pensable, c’est-à-dire du rigoureusement et radicalement critiquable, les médias de masse en tant que dispositif de reproduction de l’ordre établi et comme unité de production du discours hégémonique, sont loin de constituer, un objet de réflexion critique, et par là même l’impulsion d’une recherche sociologique sérieuse. Et ce, par l’effet d’une méconnaissance fondamentale des mécanismes de reproduction de la domination combinée à une nonchalance toute à la fois épistémologique et politique et une anorexie sociologique.

Cette brèche, le dernier article de Walid Besbes, « Le bon, la brute et le truand : De l’improbable survie dans le Far West médiatique » s’inscrit parfaitement dans l’ambition intellectuelle – donc fatalement politique – qu’est la suivante : la déconstruction critique des dispositifs par lesquels s’opère l’effectuation concrète de la reproduction de la domination au travers d’une analyse du fonctionnement de ces dispositifs. Fatalement, une telle orientation ne peut faire l’économie d’une saisie intellectuelle des médias de masse dans leur fonctionnement et dans leur configuration sociologique, ni des outils que fournit la science sociale critique2 afin de mener une telle entreprise. Pour quoi faire ? L’objectif ne peut être que politique : dévoiler le fonctionnement du dispositif que constituent les médias mainstream afin de produire une connaissance qui éclaire les mouvements sociaux en lutte. A long terme, comme le dit l’auteur en faisant référence à Frédéric Lordon, la sortie du cadre est la lueur qui est au bout du tunnel téléologique d’une telle ambition. Comment faire ? Par la mobilisation de l’intelligence sociologique déjà produite, et qui ne cherche qu’à être saisie. Quelle vision préfigurée ? La vision déjà sous-tendue par les outils intellectuels et la ligne téléologique fixée : le monde-fait-chose est structuré par des rapports de domination3.

La méprise personnalisatrice

Après la publication par Nawaat de l’article de Walid Besbes et dans la suite du débat très salutaire qu’il a rendu possible, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que tombe la réponse de Layla Riahi, la principale intéressée du “traquenard médiatique” qui a été analysé. La reprise de l’article par Layla Riahi est en soi une bonne chose, car permettant de travailler, au sein du camp progressiste, des questions d’ordre stratégique qui intéressent les modalités d’effectuation des luttes sociales et politiques. Pour autant, un spectre hante le discours qu’elle a porté tout au long de son article : celui de la personnalisation.

L’approche sociologique dans l’analyse du fonctionnement des institutions et des structures n’a pourtant que faire des individus ou des personnes. La définition conceptuelle même de l’objet de réflexion, opération objectivable et s’effectuant toujours préalablement à tout effort de pensée, détermine le processus de réflexion in extenso, et partant la direction particulière sur laquelle il est engagée et toutes les déductions auxquelles il est amené à aboutir. Pour faire dans la clarté : dire « agents sociaux » ou « individus » ou « personnes », c’est donner trois définitions différentes, conduire trois réflexions différentes, et donc aboutir à trois catégories de déductions différentes. C’est que le dispositif des médias dominants, appréhendé sous l’angle de la science sociale, n’englobe que des agents sociaux, soumis aux contraintes du champ social dans lequel ils évoluent, et traversés par les forces sociales et historiques qui conditionnent leurs conduites dans ce champ. L’analyse d’un plateau-télé qui propose un « débat » sur une thématique qui sature l’actualité politique du moment, et dont les enjeux politiques font apparaître une polarisation intense des prises de positions, ne peut se permettre d’appréhender son objet dans une acception personnelle. Le plateau-télé est un cadre institué, dans lequel un animateur, lui-même animé par la reconnaissance sociale du monopole de la direction du plateau, c’est-à-dire celui de la distribution de la parole, fixe les limites du dicible. Il se trouve qu’il est par ailleurs animé par un certain nombre de représentations sociales, étant lui-même agent social, et inséré dans un réseau médiatico-politique qui trahit de fortes connexions entre hommes de médias et hommes politiques, et par là même entre représentations sociales des hommes de médias et représentations sociales des hommes politiques4. Un présentateur-télé d’un média dominant n’est ainsi jamais neutre politiquement : sa neutralité supposée n’est qu’un stratagème légitimateur au principe de la position sociale qu’il occupe. La personne de Moez Ben Gharbia, par exemple, est totalement secondaire dans l’analyse du plateau qu’il anime : c’est à sa position dans un cadre institué, aux représentations qu’il incarne et aux fonctions qu’il assure dans le cadre de l’exercice quotidien de sa profession qui sont en jeu. De même pour tous les autres figurants du cadre médiatique dominant. Le travail consiste donc à dévoiler les mécanismes de fonctionnement du dispositif dans lesquels se trouvent impliqués les agents sociaux… y compris Layla Riahi.

Éclairer la stratégie politique par l’analyse des dispositifs médiatiques… et des représentations sociales

Si l’analyse du dispositif médiatique dans son insertion au sein d’un réseau plus complexe, impliquant hommes politiques, médias et intellectuels5, peut procurer un certain plaisir intellectuel, son ambition motrice ne peut s’arrêter aux frontières de cette autosatisfaction petite-bourgeoise. La libido sciendi6, condition nécessaire à l’exercice critique de la pensée, est tout aussi bien un préalable à une bonne stratégie de lutte : en œuvrant au dévoilement du fonctionnement des structures que nous affrontons, elle présente des potentialités émancipatoires qu’il faudrait exploiter ad unum. Il faut énoncer une telle visée, car l’on peut se méprendre sur les véritables motivations de la publication d’un article comme « Le bon, la brute et le truand : de l’improbable survie dans le Far West médiatique ». Son auteur voulait probablement se faire plaisir, animé par une libido sciendi à satisfaire, mais seulement de manière partielle. Inscrire son analyse dans la lignée du dévoilement sociologique, produire une connaissance critique. C’est-à-dire la seule qui pourrait se prévaloir d’une valeur scientifique substantielle, mettre cette connaissance à la disposition des mouvements sociaux, le tout dans le but de sortir du cadre7…. C’est clairement l’ambition qui transparaît dans le texte. Dans le cadre concret des luttes politiques qui se jouent contre le projet de loi de réconciliation économique et financière dans le sillage duquel s’est constitué le mouvement Manich Msamah, une telle orientation conduit à produire les armes de combat, forgées par les outils de la science sociale critique, nécessaires à élaborer la stratégie de lutte à même de faire tomber ce projet de loi. Car la sociologie est un sport de combat8.

C’est que la compréhension du fonctionnement des conditions dans lesquelles s’effectue le débat sur la question avec l’analyse des propriétés sociales des doxosophes9 médiatiques qui organisent sa tenue et des représentations sociales érigées en doxa, éclairent, entre autres choses, la stratégie de visibilisation du mouvement. Si Manich Msameh s’est imposé comme interlocuteur légitime, c’est qu’il est devenu visible en investissant l’espace public « par le bas », c’est-à-dire les réseaux sociaux numériques et la rue. Or, la visibilisation devient une autre paire de manche dès lors qu’il est question d’intégrer « le cadre » imposé par les médias dominants. Être présent dans un terrain aussi étranger et dont la nature même est étanche au discours proposé par les Manich Msameh, c’est-à-dire un chef-lieu des représentations dominantes des manières de faire la politique et un foyer sociologique pour des agents sociaux ayant des propriétés sociologiques similaires, c’est, comme l’a très bien montré l’auteur, se rendre dans l’antre du loup. Du moins, si on y va sans imposer certaines conditions, ou sans négocier les minima de représentativité susceptibles de ne pas massacrer à la tronçonneuse des idées à peine atterries dans la visibilité du grand public. Et comment prendre la mesure des enjeux d’une telle présence ? C’est justement par la grâce de la science sociale critique mobilisée dans une perspective de dévoilement du dispositif médiatique dominant, qui est à vrai dire un dispositif essentiellement, structuralement et fonctionnellement politique.

Pas vu pas pris10 ? Avancer des pions dans la guerre de position

Sortir de la configuration historique particulière du cadre impose l’invention d’une autre configuration historique particulière d’un autre cadre. C’est qu’à la fin des fins, la gauche, c’est cette aspiration à la sortie du cadre11. Concrètement, cela se traduit par une lutte pour l’imposition des idées progressistes dans l’espace public, c’est-à-dire pour la conquête progressive de l’hégémonie politique12.

L’une des raisons pour laquelle il ne faut pas prendre la question de la présence des figures du mouvement social dans les médias dominants à la légère, c’est l’incapacité de pénétrer les esprits suivant la modalité du « débat contradictoire », tel que mythifié dans l’imaginaire collectif du débat. En effet, figurer dans un plateau-télé sur lequel le présentateur, avec ses propriétés et représentations sociales particulières, exerce une souveraineté absolue, n’est pas le seul argument qui dessert la présence des figures progressistes aux médias mainstream. L’autre argument est le suivant : avant d’accepter la confrontation avec la doxa charriée par les doxosophes, il faut tout d’abord travailler les idées progressistes afin qu’elles prennent consistance. Les idées de la doxa sont déjà fortes par les propriétés sociales des doxosophes : elles s’imbibent des multiples effets d’autorité de leurs énonciateurs. Elles sont déjà installées dans les esprits par l’effet des catéchismes quotidiens des médiacrates et hommes politiques. Face à la violence invisible charriée par ce discours, se résigner à l’acceptation de la représentation mythifiée du débat contradictoire comme combat de Catch ne peut contribuer à faire avancer les idées progressistes sur l’échiquier des batailles politiques. Face à des idées installées de longue date, accepter les modalités d’un tel débat s’apparente à l’encaissement continuel des K.O13, car l’on n’a pas le temps de développer en quelques minutes de diffusion directe un argumentaire à même de venir à bout d’une kyrielle de représentations installées dans les esprits depuis des années. Pour faire dans la clarté : l’on ne peut opérer la déconstruction de la doxa, préalable impérieux à la lutte contre la doxa, sur le terrain régi et régulé par les doxosophes. Il faut donc imposer d’autres modalités de débat, à même de travailler et consolider les idées progressistes, tout en créant des espaces de liberté au sein desquels il est possible de produire et de diffuser ces idées, par définition hétérodoxes. Comment ? Par le travail de recherche, par la publication d’articles, par la production scientifique, littéraire et artistique, et aussi par l’investissement de la sphère des dispositifs médiatiques de substitution14. En une phrase, en dégainant, face à et en marge du petit écran, le revolver de la science sociale critique.

Notes

  1. A vrai dire, une lueur existe dans l’obscurité qui englobe l’impératif lancinant de la critique des médias dans le pays : c’est la chronique hebdomadaire de Thameur Mekki sur Nawaat.
  2. J’entends par “science sociale critique” celle qui est dans le sillage des épistémologies bachelardienne et bourdieusienne : la science sociale à la fois comme mise à distance préalable de l’objet étudié et des représentations qu’il colporte d’une part, et comme dévoilement du fonctionnement du monde social d’autre part.
  3. Le monde-fait-chose est, selon Bourdieu, le monde social objectivement et historiquement constitué. A vrai dire, cette vision du monde social comme configuration historique particulière de rapports de domination remonte à une origine bien antérieure à notre époque : celle de Marx.
  4. De telles connexions ont été mises en relief, en France par exemple, non seulement au travers d’un certain nombre de travaux sociologiques, mais aussi grâce à l’effort des médias critiques. Voir par exemple “Les nouveaux chiens de garde”, documentaire réalisé par Gilles Balbastre et adapté du livre éponyme de Serge Halimi. Lien de la bande-annonce.
  5. Il faut l’entendre au sens gramscien. A savoir : une fonction proprement politique, toujours organiquement liée aux intérêts d’un certain groupe social.
  6. C’est l’appétit scientifique, ou la persévérance de l’esprit dans la recherche de la vérité.
  7. “Le cadre”, ce beau référent utilisé par Frédéric Lordon, désigne l’ensemble des structures et institutions sociales qui produisent un fonctionnement particulier du monde social, par la production et la reproduction de rapports sociaux et par la production et la reproduction des représentations sociales qui pérennisent ces rapports de production.
  8. Un documentaire de ce titre, réalisé par Pierre Carles, accompagne Pierre Bourdieu qui est à l’origine de cette conception de la science sociale. Lien du documentaire.
  9. Les doxosophes sont des agents sociaux qui transmettent la doxa aux masses en utilisant les dispositifs de médiation dominants.
  10. J’emprunte ici le titre du documentaire Pas vu pas pris réalisé par Pierre Carles en 1998, proposant d’analyser le fonctionnement interne de Canal+. J’utilise ce titre pour désigner les idées progressistes qui peinent à pénétrer la sphère médiatique officielle.
  11. Voir à ce sujet cet extrait d’une conférence des économistes atterrés dans lequel Frédéric Lordon prend la parole.
  12. Les connotations gramsciennes de ce passage n’échapperont pas au lecteur averti. Il s’agit en effet de préparer le terrain à un renversement des hiérarchies sociales, et partant des hiérarchies des représentations sociales, par la conquête des sociétés civile et politique et leur familiarisation aux idées progressistes.
  13. Serge Halimi expose les raisons qui le poussent à “refuser le débat” dans un extrait du film “Enfin pris” de Pierre Carles. Voir à partir de la minute 20’. Lien du film.
  14. Réseaux sociaux et Youtube. Internet présente des potentialités de profits politiques qui ne demandent qu’à être saisies… par tout le monde.