Hier soir, en avalant rapidement sa chorba, quelques minutes avant de se jeter devant la télévision, Youssef Chahed a éclaté de rire. Il était trop content ! Son plan – sa petite combine en réalité – avait merveilleusement marché. Je ne sais pas qui lui en a soufflé l’idée mais, en tous cas, bravo ! Vingt-quatre heures plus tôt, son gouvernement vacillait ; lui-même était mis sur la sellette. Désormais, pour un temps au moins, il n’avait plus rien à craindre. De simple technocrate, catapulté au poste de Premier ministre par la grâce de « Si l’Béji » et plus ou moins toléré par les alliés du président, il lui a suffit de faire arrêter Chafik Jarraya et quelques-uns de ses comparses pour se faire acclamer par tous. Donné perdant, il a réussi ainsi un redressement de dernière minute. Alors que l’arbitre, sur le point d’annoncer la fin du match, se demandait désespérément où il avait bien pu fourrer son sifflet, Youssef Chahed a marqué trois buts presque simultanément. Fallait le faire !
Reste à arriver à la finale. Mais il ne la jouera pas. Il ne franchira pas les quarts de finale. Même s’il a pour supporters les 50 intellectuels pétitionnaires – tous démocrates ou gens de gauche – dont je viens de lire une déclaration en sa faveur. Comme c’est généralement le cas dans ce genre d’exercices, les rédacteurs de ce texte ont sans doute trituré les phrases et les mots pour satisfaire tout le monde. Ils ont tenu compte également des lecteurs probables auxquels ils s’adressent. Certaines idées sont passées à l’as, d’autres n’ont été exprimées que très prudemment ou de façon allusive. Je me concentrerai donc sur le principal. Et le principal, c’est justement ce que les signataires de la pétition considèrent comme inessentiel.
« On peut ne pas être d’accord sur l’appréciation du parcours et des circonstances qui ont amené Chahed à assumer la responsabilité qu’il a à la tête du gouvernement, mais force est de constater que l’homme a relevé le défi et sans doute mis sa propre vie en jeu », écrivent les pétitionnaires. Passons sur l’héroïsme et le sens du sacrifice prêtés à notre Premier Ministre. Ce qui est surprenant pour des personnalités politiques dont certaines ne sont ni des imbéciles ni des enfants de chœur, c’est qu’elles pensent ou qu’elles laissent accroire que l’on peut lire et juger les actions de Youssef Chahed comme si elles pouvaient s’inscrire ailleurs que dans son parcours politique et les circonstances dans lesquelles il a accédé à la Kasbah. Comme j’ai du respect et même de l’affection pour quelques uns d’entre ces pétitionnaires, je me vois contraint de parler de tous en termes polis et élégants. Aussi, je me contenterai d’évoquer une entourloupe. S’abstenir de prendre en compte le contexte, les conditions, les raisons, la nature des sphères politiques qui l’ont porté et soutenu au pouvoir quand il est question d’évaluer les arrestations et les enquêtes ordonnées par le Premier ministre est précisément une entourloupe. Cela permet de faire passer comme un « défi » qu’il aurait relevé ce qui n’est pas un défi relevé et qui ne peut pas l’être. Comment saurait-il en être autrement d’un premier ministre désigné par des forces politiques qui ont organisé une transition à l’envers (la rédemption des réseaux de l’ancien régime, la centralité du ministère de l’Intérieur, la puissance renouvelée des grands hommes d’affaire bien souvent pas très propres) ?
Certes, dans son dernier entretien, Youssef Chahed a exprimé d’une façon extrêmement ferme sa détermination à combattre jusqu’au bout les corrompus, les fraudeurs, les trafiquants. Je dois avouer qu’il a été foutrement convainquant. J’ai presque eu envie d’y croire ! Mais s’il fallait donner foi à chaque homme politique qui fronce les sourcils et lâche slogans, promesses et menaces d’un ton martial, où irions-nous ? Il semble pourtant que nos pétitionnaires s’y soient laissés prendre ou aient joué le jeu. « On ne l’aurait jamais cru et pourtant il l’a fait ! », disent-ils en substance. Dans leur déclaration, à chaque ligne presque, il est ainsi présupposé que Youssef Chahed s’est vraiment engagé dans la guerre contre la corruption, qu’il a vraiment l’intention d’éradiquer la corruption et toutes les pratiques délictueuses que nous mettons dans ce terme. Pas plus qu’on ne s’interroge sur les conditions de sa nomination et sur la politique qui a été la sienne depuis qu’il dirige le gouvernement, on ne relève que les opérations anti-corruption ont été opportunément déclenchées alors même que le gouvernement était en crise, que la méfiance politique était partout et que les mobilisations sociales prenaient une ampleur et une radicalité qu’elles ne connaissent pas souvent. Le jour même de l’arrestation de Chafik Jarraya, il n’était pas besoin d’être extra-lucide pour y voir la manœuvre risquée mais prometteuse d’un Premier ministre en perte d’autorité. Toute l’opération a été menée de manière à en assurer le maximum de publicité. Tant le choix du personnage que le mystère entretenu autour de son interpellation que la nature des accusations formulées contre lui semblent motivés, sans doute avec d’autres raisons, pour susciter la curiosité du public, enfiévrer les médias et faire un événement extraordinaire de ce qui restera probablement dans l’histoire comme le plus mauvais feuilleton du mois de ramadan.
Il n’empêche ! Le principal n’est-il pas qu’un des gros poissons de la corruption soit enfin sous les verrous et que des procédures judiciaires menacent déjà quelques autres ? Ne boudons pas, bien sûr, notre plaisir. Qu’un malappris soit derrière les barreaux est toujours plaisant. De là à penser que Youssef Chahed aurait l’intention d’engager réellement la bataille contre toutes les formes de banditisme économique et la corruption, il y a un pas que je ne franchirai pas mais que franchissent en se trémoussant nos 50 pétitionnaires. Cette question est en effet au cœur de la rhétorique du texte. Jusque-là, nous disent-ils, malgré tout le bruit fait autour de la nécessité de combattre la corruption, il a manqué une volonté politique. Désormais, cette volonté politique existe et elle s’incarne dans Youssef Chahed. C’est la première articulation fondamentale de l’argumentation. Et je la crois fausse. Une telle affirmation ne pouvait être formulée qu’en évacuant ce dont Youssef Chahed est le nom et les conditions dans lesquelles ont été opérées les arrestations de Jerraya et d’autres types. La seconde articulation, qui s’entrelace tout en se frottant douloureusement à la première, concerne la puissance gigantesque, économique, politique, diplomatique, des réseaux dits mafieux qui sont prêts à tout, y compris l’usage de la violence, pour préserver leur territoire. Je cite :
Le chef du gouvernement s’attaque à la corruption dont les multiples tentacules s’étendent aux rouages de l’Etat lui-même y compris l’appareil de sécurité (…). Il ne faut pas perdre de vue la puissance des réseaux mafieux et leur capacité à réagir. Ils ont des relais à l’intérieur comme à l’extérieur du pouvoir, au cœur de l’Etat comme à l’étranger. Les voix extérieures, qui menacent de mettre le pays à feu et à sang, en disent long sur les accointances de certains qui ont amassé des fortunes en spéculant sur l’amour de la patrie. La bataille se déroule sur plusieurs fronts et avec toutes sortes d’armes : à commencer par les renseignements, les dollars et les pétrodollars. Le rouleau compresseur de la désinformation sera également mobilisé….
De ces lignes, les signataires du texte tirent une conclusion paradoxale dont ils ne semblent pas mesurer l’absurdité eu égard à l’imbrication qu’ils évoquent entre les instances politiques et économiques « officielles » et les réseaux mafieux. Ils écrivent ainsi : « La société civile et les personnalités nationales doivent peser de tout leur poids pour que le combat qui a été déclenché soit mené à bon terme (…). Il nous semble impératif aujourd’hui d’être de toutes nos forces du côté du chef du gouvernement dans sa détermination à mener la bataille jusqu’au bout comme il l’a déclaré lui-même ». Une telle déduction les conduit comme il se doit à éviter toute allusion à ce qui pourrait entamer le crédit de Youssef Chahed, les procédures discutables dans lesquelles ont été menées les premières interpellations, les luttes sociales qui sont pourtant aujourd’hui notre véritable actualité et le projet de loi sur la réconciliation économique et financière dont on voit mal comment il pourrait s’accorder avec une volonté franche de combattre la corruption.
Or, pour reprendre la métaphore des 50 pétitionnaires, en raison même de sa puissance phénoménale, la pieuvre mafieuse, dont les tentacules sont présentes, comme ils le disent justement, au sein des principales institutions de l’Etat, ne peut être combattu efficacement, au travers du soutien au Premier ministre, c’est-à-dire à son gouvernement, au président de la république et aux forces sur lesquelles il s’appuie. Ce combat exige au contraire de dénoncer les limites et, probablement, le caractère sélectif de sa « guerre contre la corruption ». Il exige non pas d’être « de toutes nos forces aux côtés » de Youssef Chahed mais d’être « de toutes nos forces aux côtés » des mobilisations populaires indépendantes pour imposer la répression extensive des réseaux mafieux et le démantèlement des mécanismes et des dispositifs qui leur permettent de se reproduire, comme cela a été le cas au lendemain de la chute des Trabelsi.
A quelques nuances près, Gilbert Naccache écrit la même chose, le 31 mai, sur son profil Facebook :
Nous, Tunisiens, avons souvent tendance à considérer qu’agir politiquement, c’est soutenir ou pas une initiative du pouvoir politique ou de telle ou telle organisation politique. Mais cette conception limite beaucoup l’initiative et l’efficacité de l’action populaire. L’attitude la plus conforme à la défense des intérêts des Tunisiens consiste, non à soutenir aveuglément le pouvoir ou un de ses représentants quand il commence une action que l’on juge positive, mais à exiger qu’il la mène jusqu’au bout, dans la plus grande transparence et dans la communication de tous les faits susceptibles d’éclairer le pays : on doit, non pas soutenir, mais pousser à ce que l’action engagée (en la matière contre la corruption) aille le plus loin possible et assurer de la mobilisation populaire dans ce sens, c’est-à-dire pour la réalisation des objectifs du peuple dans le domaine concerné.
Ce n’est pas au peuple de soutenir Youssef Chahed, c’est à Youssef Chahed de soutenir le peuple.
Certains des ces soutiens, montrent bien l’absence de la percée de la démocratie dans le mental de ces personnes… La difficulté que rencontre cette dite guerre n’est en fait que la difficulté de la démocratie dans notre pays…
Bien évidemment il y a d’autres éléments qui interviennent pour que cette guerre demeure avec des retenus…
Que démocratie perssera !