Les pratiques de corruption ont beaucoup évolué depuis la révolution. S’il s’agissait de « grande corruption », sous la dictature, avec une mainmise des proches du régime sur des pans entiers de l’économie, elle a cédé la place à la « petite corruption » depuis la destitution de Ben Ali, avec des montants moins importants mais avec une ampleur sans précédent. Bien que la Tunisie dispose d’un arsenal juridique et administratif harmonieux, son dispositif de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent (organes de contrôle, de régulation et d’exécution, ressources humaines affectées à ces organes, procédures et pratiques du contrôle, sanctions administratives, analyse et traitement statistique des crimes) demeure peu opérationnel.
Le 16 aout dernier, l’Institut de Gouvernance de Bâle a publié son dernier rapport, le « Basel AML index report 2017 ». La Tunisie y affiche l’une des plus grandes détériorations du score lié au risque de blanchiment d’argent. Celui-ci est passé de 4,62 à 6,37 entre 2016 et 2017, causant une chute de 70 places dans le classement global. Cette détérioration est principalement due à la nouvelle méthodologie de l’Institut de Bale, qui intègre désormais l’évaluation de l’efficacité du dispositif de lutte par le Groupe d’Action Financière (GAFI). Les résultats de cette évaluation ont été publiés une année auparavant, en mai 2016, et ils ont été sans équivoque : « de nombreuses lacunes demeurent en matière de conformité technique, et l’efficacité du système LBC/FT reste dans l’ensemble faible ou modérée ».
Ces lacunes ont été confirmées et détaillées par le rapport de la Commission Tunisienne des Analyses Financières (CTAF), paru en avril 2017. La CTAF estime que le pays présente un risque « relativement élevé » en matière de corruption, d’évasion fiscale et douanière et de crimes cybernétiques, identifiés comme principales menaces liées au secteur financier tunisien. Parmi les le nombre important de défaillances relevées, la CTAF mentionne la contrebande de métaux précieux pour alimenter les marchés asiatiques, les anomalies liées aux investissements immobiliers, l’exploitation de la Bourse de Tunis pour l’intégration de capitaux issus de la corruption, la résiliation des contrats d’assurance vie en vue de réinvestir leurs actifs, ou l’implication des avocats et des experts comptables dans le montage juridique et financier de transactions destinés aux paradis fiscaux.
Pour compléter le tableau, le Business Anti-Corruption Portal (BACP) vient de publier, en juillet dernier, son rapport sur la corruption en Tunisie. Il s’agit d’un portail d’information, soutenu par la Commission Européenne, offrant aux entreprises une évaluation des risques et des couts de la corruption dans les pays où ils envisagent de s’implanter (système judiciaire, police, services publics, foncier, fisc, douanes, marchés publics et ressources naturelles). Le BACP rapporte notamment que « les entreprises peuvent être confrontées à des pots-de-vin, à de l’extorsion ou à des paiements dits “de facilitation”, en particulier dans le secteur des marchés publics. Même si l’offre et la réception de cadeaux sont criminalisés, ces pratiques sont monnaie courante en Tunisie ».
Les rapports accablants s’enchainent, et aucune action à la hauteur du danger ne semble émaner du gouvernement en vue de renforcer son dispositif de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent. Si dans son discours le premier ministre, Youssef Chahed, a réitéré l’engagement de son gouvernement à poursuivre la lutte contre la corruption, « qui sera la priorité des nouveaux ministres et de l’équipe gouvernementale », force est de constater un grand décalage entre le discours gouvernemental et les actions sur le terrain. Cela a causé une inquiétude grandissante au sein de la population, car ces phénomènes sont à l’origine de pertes considérables en termes de ressources fiscales. Non-seulement, ils constituent l’une des principales raisons du recours de l’Etat à l’endettement, mais ils nuisent considérablement à l’image du pays.
La détérioration de l’environnement des affaires a un impact certain sur la perception des investisseurs potentiels. Si les entreprises étrangères étaient découragées par de la lenteur des procédures administratives, de l’instabilité politique, des tensions sociales et de la concurrence déloyale, voilà que la prolifération de la corruption et du blanchiment d’argent sont venues s’ajouter à la liste des handicaps. La Tunisie perd chaque jour davantage de terrain en termes d’attractivité, et avec la récente dégradation de la note souveraine par l’agence de Moody’s, le pays glisse dangereusement vers le rang des pays à haut risque en termes d’investissement. Il est urgent de renverser la tendance. Les responsables politiques doivent prendre conscience que la conférence internationale sur l’investissement Tunisia 2020 ne pourra pas avoir son effet escompté si l’environnement des affaires ne garantit pas un minimum de conditions aux investisseurs étrangers.
Le pays est gangrèné par des pratiques ancrées dans les moeurs que des lois ou règlements ne pourront arrêter, si même l’Etat s’avisait à décider d’y mettre un terme. Il s’agit d’une culture.
C’est une révolution culturelle de refondation où seraient convoquées et la responsabilité et la citoyenneté qui ouvrirait une nouvelle séquence sanctionnant la véritable rupture avec l’ordre ancien et ses us et coutumes.
Avoir congédié Ben Ali offrait une respiration dans un organisme asthmatique.