Nos enfants, les enfants de nos enfants, lui donneront son sens. Ils diront si les martyrs sont morts ou s’ils sont toujours vivants. Pour notre part, avec la mesquinerie qui nous caractérise, nous hésitons toujours à parler de révolution, c’est-à-dire à la faire. Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, on a vu surgir des questionnements suspects. Derrière les interrogations légitimes sur les circonstances exactes dans lesquelles le président contesté avait été amené à partir, se profilait la mise en doute du caractère largement spontané des mobilisations populaires. La thèse du coup d’Etat interne au régime et de la manipulation des masses apparaissait.  Les interventions impérialistes en Libye, les manœuvres américaines en Syrie ont contribué par la suite à mettre en doute l’« authenticité » du processus révolutionnaire en cours. La trajectoire d’Ennahdha, parvenue à la tête de l’Etat, le retour au premier plan d’anciens responsables RCD-istes depuis l’élection de Béji Caïd Essebsi, l’absence de transformation radicale sur les plans sociaux et économiques, les menaces qui pèsent sur les acquis démocratiques, la répression et le reflux des mouvements autonomes de masse, ont renforcé l’idée que finalement la notion de révolution manquait de pertinence.

Les chercheurs, beaucoup d’entre eux du moins, répugnent aussi à employer ce terme pour caractériser la crise ouverte par le geste de Bouazizi et le basculement des formes et des rapports de forces politiques en Tunisie. Pour la plupart, ils omettent d’intégrer les bouleversements que nous avons connus ici au processus plus large, tel qu’il s’est développé à l’échelle régionale arabe, dans lequel ils ne voient généralement qu’une addition ou un phénomène d’imitation. Ils font ainsi l’impasse sur la dialectique spatiale, trans-arabe, qui est constitutive de la situation tunisienne et lui donne toute sa profondeur. Pour certains, plus particulièrement parmi les chercheurs européens, je soupçonne que le mot révolution leur paraît trop « noble » pour les peuplades que nous sommes. D’autres, qu’ils soient convaincus – à tort – de la nécessaire neutralité de leur science ou qu’ils soient bêtement attachés à une définition normative de la révolution, hésitent bien souvent à la reprendre dans leurs travaux pour caractériser le processus tunisien. Quand ils se risquent à le faire, ils l’entourent de mille circonlocutions qui en limitent la portée ou ils lui opposent d’autres vocables qui sont rien moins que neutres ou objectifs. Prenons un exemple que je choisi parmi tant d’autres. L’universitaire tunisien, Larbi Chouikha, un militant démocrate connu pour son honnêteté et sa fidélité à ses engagements, et le chercheur français, Eric Gobe, ont publié récemment un ouvrage intitulé « Histoire politique de la Tunisie depuis l’indépendance ». Dans l’introduction de ce petit livre, ils écrivent : « La rupture introduite par le départ du président Ben Ali, à la suite du mouvement protestataire de décembre 2010-Janvier 2011 que la majeur partie des acteurs politiques et sociaux tunisiens a désigné sous le vocable de « révolution » a ouvert la voie à un cycle politique nouveau. Faute de mieux, nous le nommerons « transition », sans conjecturer sur l’issue d’un processus politique censé aboutir à l’institutionnalisation d’un régime démocratique » (p.6). Ils évoquent donc un « mouvement protestataire » suffisamment puissant pour provoquer une « rupture » décisive et inaugurer un nouveau « cycle politique » censé aboutir à une transformation qualitative du système politique, un processus, précisent-ils, que ses acteurs eux-mêmes désignent comme une révolution et pourtant les deux chercheurs ne trouvent pas de termes satisfaisants pour le décrire. Ils fouillent dans leur mémoire, dans leurs concepts, dans les traités les plus divers, pour finalement se résoudre, « faute de mieux », à lui donner le nom de « transition ». Un choix qui semble anodin mais qui ne l’est pas. Le terme de transition auquel on attribue généralement la qualité de « démocratique » est en effet très lourdement connoté politiquement puisque son emploi s’est imposé, notamment dans le contexte tunisien, comme discours et pratique alternatifs à la radicalité potentielle porté par la notion de révolution.

Je comprends cependant l’embarras des chercheurs, formés à l’école de la « neutralité axiologique », quand ils doivent traiter d’une notion aussi politiquement clivante que celle de révolution. La notion de révolution, en effet, n’est pas le produit de la « science », elle n’a pas été élaborée dans un laboratoire. Elle appartient à un ordre conceptuel sinon inconciliable du moins irréductible aux classements sociologiques ou aux catégorisations politologiques. Elle procède d’un autre esprit, d’une autre logique, d’une raison qui n’est pas la raison de la science positive. Elle n’est pas l’un des instruments d’analyse que l’on trouve dans la fameuse « boîte à outils » du sociologue Pierre Bourdieu. La notion de révolution est née dans et par les combats politiques, elle s’est transformée dans les luttes, avec les victoires et les défaites, elle n’est jamais neutre, elle concentre un rapport de forces, la dynamique mouvante qui est la sienne et le parti que l’on prend dans ces conflits. On ne peut l’employer comme concept de connaissance qu’en prenant partie. On est « avec » ou « contre ». On est « noir » ou « blanc ». On est binaire. On ne peut que l’être. On doit l’être. La notion de révolution est donc à la fois une arme et un enjeu. En politique, du reste, il n’y a pas de concepts au sens des sciences de l’homme, il n’y a que des enjeux. La révolution échappera à la science tant que la science échappera à la révolution.

La question qui se pose à nous n’est donc pas de savoir quelle est la bonne définition, la définition « scientifique » de la révolution, ni de confronter les mots morts de cette définition avec le mouvement vivant qui s’est enclenché en 2011. Plus intéressant, et donc plus utile, est de comprendre la finalité de la lutte qui oppose ceux qui persistent à parler de révolution, ceux qui lui préfèrent les termes de révolte, d’émeute, de soulèvement, de pseudo-révolution, de soi-disant révolution, de complot impérialiste ou de transition démocratique. Pourquoi certains préfèrent dire « il n’y a pas eu de révolution » plutôt que « la révolution a été défaite » ? Selon quelles lignes de clivage politique se répartissent ceux qui choisissent telle ou telle formule ? Qu’est-ce que le choix d’un terme plutôt que d’un autre implique en termes d’orientations et de priorités politiques ?

Dans le choix de la notion de révolution et du contenu qu’on lui donne se joue désormais un enjeu majeur : à l’inverse de ceux qui salissent aujourd’hui la révolution comme de ceux qui l’associent à la misère croissante, au banditisme affairiste, à la bêtise bureaucratique, aux drames qui ont ensanglanté le monde arabe, au contraire de ceux qui en nient la réalité parce qu’ils en nient la possibilité, notre devoir, au delà de la défaite, est d’en perpétuer le souvenir positif, c’est-à-dire la mémoire active, la mémoire performative, la mémoire au présent, la mémoire qui ne se laisse enfermer ni dans les musées ni dans les bibliothèques, la mémoire qui irrigue et s’incarne dans les combats défensifs les plus élémentaires. Peut-être même est-ce là leur enjeu cardinal : que perdure dans la mémoire populaire, l’idée de révolution, le mythe, si l’on veut, de la révolution, que la culture essentielle de ceux-d’en-bas se confonde avec la révolution, que la révolution devienne le « sel de la vie » des vaincus, la lumière qui, dans la nuit obscure du quotidien de l’oppression, éclaire le cœur des vaincus. Le principal acquis de la révolution est la révolution.