Le nombre de contrats de franchises étrangères autorisées jusqu’à l’heure actuelle est de 27 sur un total de 41 demandes, tous secteurs confondus. C’est ce qui ressort des données confiées à Nawaat par la direction du commerce intérieur relevant du ministère de Commerce, précisant par ailleurs que 18 des autorisations octroyées sont dans le domaine de la restauration, boulangerie et pâtisserie. D’autres demandes sont en cours d’examen.

Dans le domaine de la restauration, KFC (Kentucky Fried Chicken) est le plus récent à ouvrir ses portes, avec son premier point de vente installé aux Berges du Lac à Tunis en janvier 2018, et cinq d’autres prévus avant 2020. Quand la franchise américaine Yum! Brands a lancé l’appel pour sélectionner un franchisé pour « glocaliser » KFC en Tunisie, Tunisian Food Company (TNC), filière de Hédi Bouchamaoui Group (HBG) holding, a répondu. La Tunisie est ainsi le 126ème pays où KFC s’implante.

Nouvelles perspectives, nouveaux risques

Si certains y courent pour déguster la « recette secrète » (sic) de KFC, pour d’autres, l’arrivée d’un autre géant de la nation fast-food signale une tendance risquée pour les concurrents tunsiens dans le domaine. Sarah Ben Hamadi, directrice de la communication à HBG, défend le positionnement de son employeur, arguant que le secteur de la restauration rapide est jusqu’ici « connu pour la précarité des emplois ». Et d’ajouter : « Nous créons de nouveaux emplois stables, offrons la formation continue et les employés sont formés par l’équipe KFC ici et à l’étranger ». Lors de notre entretien, Ben Hamadi a également insisté sur une particularité de la nouvelle franchise. D’après elle, les points de vente KFC en Tunisie s’approvisionnent essentiellement de produits locaux.

Si la Tunisie se montre de plus en plus ouverte à recevoir des enseignes étrangères, il n’y a toujours pas de suivi cohérent par rapport aux effets économiques et sociaux qu’entraine cette ouverture. « Ce manque de visibilité ne nous permet pas de tirer des conclusions » commente Mustapha Jouili, maître assistant à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion (FSEG) de Nabeul. « Toutefois, les tendances qui se manifestent dans plusieurs secteurs avec l’implantation de franchises étrangères ne présagent rien de bon sur le long-terme », constate Jouili, également consultant auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). En effet, Dr Jouli met en perspective trois effets économiques généralisés : la paupérisation de l’industrie locale ; l’hémorragie de devises à travers le rapatriement des bénéfices exacerbant davantage la dévaluation du dinar et l’endettement ; la perte d’emplois. A titre d’exemple, il évoque le cas du secteur textile où l’inondation par des entreprises de prêt-à-porter turques et espagnoles a mené vers la fermeture, entre 2011 et 2016, de quelques 300 entreprises tunisiennes et la dissolution de quelques 40 mille emplois. Jouili anticipe une invasion du marché tunisien par des produits étrangers, malgré la récente augmentation d’impôts imposée aux franchises étrangères, prévu par l’Article 29 de la nouvelle Loi de finances de 2018. Ce genre de mesure « n’a jamais donné des résultats » pour protéger les opérateurs tunisiens de leurs concurrents étrangers, d’après Mustapha Jouili.

Lobbying pour la glocalisation

Durant la dernière décennie, un véritable réseau de plaidoyer pour la franchise s’est développé en Tunisie, avec une implication considérable du département de Commerce américain. Outre le Commercial Law Development Program (CLDP) qui a assisté la mise en place du nouveau cadre légal et qui donne des formations dans le domaine, ce réseau consiste en plusieurs acteurs dont AC Franchise, le Franchise Business Club et la Chambre de Commerce et d’Industrie de Tunis (CCIT). Emna Krichène, avocate en droit des affaires et de la franchise, intervient dans les salons et les formations organisés par ces derniers. « C’est un contrat qui est très particulier… c’est tout un métier », avance Maître Krichène.

A l’exception des 26 secteurs nommés par l’arrêté du ministère du commerce et de l’artisanat du 28 juillet 2010, la franchise relative à des marques étrangères nécessite l’obtention d’une autorisation du ministre de Commerce et de l’Industrie. La restauration rapide ne figurant pas parmi les secteurs exemptés, tout franchisé d’une enseigne de fast-food étrangère doit déposer sa demande auprès du ministre de Commerce. Ce dernier ne prononce pas sa décision avant d’avoir obtenu l’avis du Conseil de la Concurrence, sous tutelle du même ministère (Loi n˚2015-36 du 15 septembre 2015, relative à la réorganisation de la concurrence des prix). Le délai de réponse est fixé à 3 mois, et dans le cas d’octroi, l’exemption est de 5 ans renouvelables (Décret n˚2016-1204 fixant les procédures de demande d’exemption). A rappeler que les franchises des marques tunisiennes, tous secteurs confondus, n’ont pas besoin d’autorisation.

Aujourd’hui, constate Me Krichène, « même pour les cas soumis à l’autorisation, les intervenants vont dans le sens de la facilitation d’octroi ». Ainsi, le Conseil de la Concurrence aurait même émis un avis en faveur de l’intégration de 3 nouveaux secteurs sur la liste des secteurs exemptés d’autorisation : les agences immobilières, la publicité, et le fast-food. Après tout, remarque l’avocate, du point de vue de beaucoup d’investisseurs étrangers, « un pays où il n’y a pas de McDo, c’est un pays où il y aurait éventuellement anguille sous roche ».

Franchiseur-franchisé, un rapport déséquilibré

Le contrat de franchise, dont la base juridique est la Loi n°2009-69 du 12 août 2009, relative au commerce de distribution, comprend « le transfert des connaissances acquises, le savoir faire et l’exploitation des droits de propriété intellectuelle » (Art. 14). Deux textes d’application éclairent le rapport particulier du franchiseur-franchisé, un rapport que Me Krichène décrit comme pouvant sembler quelque peu « déséquilibré, en faveur du franchiseur qui maîtrise le modèle de franchise, qui détient le réseau et qui a de l’expérience et une expertise dans son domaine ». Le franchisé, quant à lui, serait souvent « en train de mettre le pied dans un réseau qu’il ne connait probablement pas, d’exercer un métier qu’il ne connait pas ».

Ainsi, la franchise crée une relation très particulière entre les deux intervenants. En effet, le franchiseur doit accompagner le franchisé dans les différentes étapes de la franchise et lui transmettre son savoir-faire, l’assister, le former, « sans pour autant entrer dans la gestion, parce que le franchisé reste un investisseur qui doit gérer son propre business. C’est une ligne très fine », précise Maître Krichène. La relation contractuelle est régie par le décret n˚2010-1501 du 21 juin 2010 précisant les mentions obligatoires. Il s’agit, parmi d’autres, des droits et des obligations du franchiseur et du franchisé, y compris les royalties exigées du franchisé, la durée du contrat et son renouvellement, le plan d’investissement à exécuter par le franchisé, la communication au franchiseur des données relatives à la vente et à la situation financière du franchisé. Chaque contrat doit être précédé par un document d’information précontractuel (DIP) préparé par le franchiseur et précisant en outre, l’historique de l’entreprise, les données sur le réseau des franchisés et les états financiers, afin d’éclairer le consentement du franchisé avant de s’engager dans le contrat. « Même si le décret nous donne une liste de documents, les intitulés de ces documents sont parfois insuffisants et trop généraux. Il nous appartiendra donc de préciser les informations que nous demandons aux franchiseurs », relève Maître Krichène.

Pour sa part, Mustapha Jouili est particulièrement sceptique. La question n’est pas seulement économique d’après lui. « Est-ce qu’on a besoin de ça? », se demande-t-il à propos de McDo comme d’autres géants de l’industrie. « Ce qu’ils sont en train de vendre, ce n’est pas dans nos habitudes. Ce n’est pas seulement une question économique : il s’agit aussi de l’histoire, de la culture, des traditions… ». Il préconise « un bouleversement du modèle de consommation tunisien par un modèle occidental », qui favorise « une situation de dépendance à quelques firmes multinationales et favorise leur domination sur le marché ».