Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Le doute n’est pas permis, d’où les sermons à rallonge que l’on retrouve partout. On voit bien à quel point cela verse dans le ridicule quand on regarde les efforts déployés pour prêcher contre l’abstentionnisme. Il faut mener une croisade contre ce démon. On prêche alors contre le désengagement civique, l’apathie des électeurs, et la dépolitisation de la société. Les Tunisiens sont des déments ! Pourquoi ne savent-ils pas comment être libres, comme les gens normaux? Pourquoi prétendent-ils qu’on n’ait aucun égard pour eux ? N’ont-ils rien compris ? Tout ce qu’on fait est pourtant tout à fait canonique. Tout est inscrit sur le mode d’emploi de la démocratie.

En Tunisie, le citoyen se refuse d’être un électeur crédule et docile. Dès 2011, plus de la moitié des Tunisiens boycottèrent les élections de la constituante. On pouvait entendre dans la rue « Ils sont tous pareils. Ils se moquent de nous et ils n’ont rien à offrir ». Très loin d’être un signe d’irresponsabilité, cette grève des électeurs est l’un des hauts faits d’armes de la société tunisienne qu’il faut bien reconnaitre, voire saluer. En effet, qui avait raison à la fin, l’abstentionniste ou celui qui alla voter pour un parti pour en contrer un autre ? En Tunisie, contrairement à plein d’autres pays, les mises en scène les plus spectaculaires ne sont pas suffisantes pour obnubiler tout le corps citoyen et le trainer aux urnes.

Grâce aux abstentionnistes, la Tunisie sauve un peu la face. L’apathie des électeurs est le témoignage ultime de la faillite intellectuelle de la junte politique. Le citoyen affirme ainsi qu’il échappe à la destinée macabre décrite par l’anarchiste français Octave Mirbeau en 1888 :

« Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit »

Et si on avait encore un doute sur la lucidité du peuple tunisien dans cette affaire, on pourrait regarder à travers le monde pour voir comment se porte la démocratie. Selon le récent indice démocratique publié par The Economist Intelligence Unit, « la démocratie a réalisé son pire déclin dans le monde depuis des années. Aucune région du monde n’a connu une amélioration de sa note moyenne depuis 2016. Les pays sont quant à eux confus par des électorats toujours plus fragmentés ». C’est alors la belle saison pour les autoritarismes et les radicalismes en tout genre : une sorte de « N’importe où hors de la démocratie » planétaire !

Le ras-le-bol est envers les dirigeants, pourtant élus démocratiquement. Ils ont un comportement si peu démocratique que les citoyens ont du mal à faire la distinction entre eux et les dictateurs, préférant souvent les deuxièmes dont l’individualisme violent a au moins le mérite de réduire le nombre de profiteurs. Certains électorats optent alors pour des outsiders, tels les Américains avec Trump, un milliardaire et star de téléréalité. Au Guatemala aussi, le peuple a exprimé son désaveu de la classe politique en élisant pour président Jimmy Morales, un comédien. D’autres électorats considèrent un changement stratégique radical, comme c’est le cas avec les Britanniques et leur Brexit. Ce désarroi démocratique est vécu avec pour toile de fond le succès de pays moins démocratiques mais plus vigoureux : on pense en premier à la deuxième puissance mondiale qu’est la Chine. Nous aurait-on menti ? La démocratie ne serait donc pas la condition sine qua non du progrès?

Qu’on ne s’étonne plus alors que certains Tunisiens souhaitent le retour de Ben Ali au pouvoir. Non seulement espèrent-ils un retour à un passé sans nulle doute largement fantasmé, mais peut-être espèrent-ils secrètement de voir déguerpir tout ce beau monde pour avoir un peu de silence. C’est ainsi que le ressentiment envers la classe politique – dirigeante ou autre – se transforme en une haine de la démocratie, car c’est grâce à elle qu’ils accèdent au pouvoir. C’est un transfert émotionnel légitime, mais fondamentalement incongru.

Le mépris envers la démocratie va dans le bon sens. En effet, il est plus sage de ne pas se contenter d’une critique des personnages politiques, pour les transcender et se fixer sur le système dans sa globalité. Le système en question n’est pas vraiment démocratique. Il est vrai qu’il emprunte à la démocratie le suffrage universel, mais cela s’arrête à peu près à ce niveau-là. Voilà le degré zéro de la démocratie ! Par ailleurs, la démocratie ne peut pas vraiment être un système politique. Elle est un principe selon lequel la souveraineté entière et indivisible revient au peuple. Partant de là, il faut trouver le système qui permet d’exprimer ce principe en lui donnant une forme. Aucun homme sain d’esprit ne peut réellement souhaiter l’aliénation de sa liberté, comme l’exprime Rousseau. On ne peut pas mépriser sa propre liberté, et la démocratie n’est au final rien d’autre que la consécration collective de la liberté personnelle.

C’est sur le système appliquant ce principe que l’on doit porter toute la critique. En l’occurrence, le système prévalant dans le monde est la démocratie libérale. Cette dernière s’articule principalement autour du principe de représentativité. Les citoyens élisent une poignée d’entre eux à qui ils donnent tout leur pouvoir. On insuffle au représentant la puissance de milliers de citoyens, dans l’espoir qu’il l’utilise à bon escient. Le citoyen crée par cet artifice un golem mille fois plus fort que lui. Le peuple a aussi très peu de recours contre son propre représentant. S’il n’est pas content, rien ne contraint légalement l’élu à démissionner. Pourtant, on convainc le gentil peuple qu’il gouverne toujours, car il peut le faire payer aux prochaines échéances électorales. Il a la foudre du vote sanction. Si ce subterfuge avait une quelconque utilité, on ne verrait pas camper sur la scène politique les mêmes visages des décennies durant, et on ne verrait pas partout champignonner une caste de politiciens professionnels.

La démocratie libérale est un système particulièrement malsain. Elle souffre de deux grands vices. Tout d’abord, elle est intrinsèquement paternaliste. En effet, cela est dû aux circonstances entourant sa genèse en Occident, tout au long du 19ème et au début du 20ème siècle. La bourgeoisie, ayant arraché sa part de pouvoir à la noblesse, devait se confronter à son tour aux revendications des classes ouvrières que la révolution industrielle a concentré dans les centres urbains. Les ouvriers sont nombreux, en colère, et menacent la production par leurs grèves. Pas moyen de les faire taire, et ce n’est pas faute d’avoir mis du cœur à l’ouvrage. En Grande Bretagne, le gouvernement envoya la cavalerie pour charger une manifestation où il y avait des femmes et des enfants. C’était le Massacre de Manchester qui a eu lieu à St Peter’s Field en 1819. Les Britanniques ont renommé l’incident Peterloo, en référence à la bataille entre le Duke de Wellington et Napoléon de Bonaparte. Le premier avait massacré l’armée du second, quatre ans auparavant. C’est dire que les citoyens sentaient qu’on leur faisait littéralement la guerre, alors qu’ils demandaient une réforme parlementaire et qu’on leur accorde le droit de vote.

Il ne fallut pas longtemps pour trouver un compromis. Si ses ignares veulent voter, qu’ils votent. Mais on fera appel à eux, de temps à autre, pour choisir des représentants parmi nous. Et si, par chance, ils venaient à former leurs propres organisations politiques, ce ne serait qu’une question de temps avant que leurs chefs ne rejoignent nos rangs. Le droit de vote qu’on accorde ainsi aux citoyens est vécu comme une concession par les élites qui, hier comme aujourd’hui, pensent que la vile populace est indigne du pouvoir. Elle devrait laisser faire ceux qui savent ce qui est bon pour tout le monde. Cette tare continue de noyauter la démocratie libérale à nos jours. La démocratie libérale est construite de manière à permettre aux représentants d’outrepasser la volonté du peuple, s’ils jugent unilatéralement qu’une chose est juste. De là vient l’impossibilité parfois de contrer certaines actions des élus, même quand le peuple refuse avec poigne et véhémence. Cela s’est vu partout. La loi de réconciliation en Tunisie n’est rien comparée à la mascarade que fut le Traité de Lisbonne en Europe. Les citoyens rejettent par référendum la constitution européenne, alors les élus lui trouvent une autre forme juridique qui ne requiert pas un passage par le peuple. Au vu et au su de tout le monde, ils la ratifient.

Le deuxième vice de la démocratie libérale est sa tendance à favoriser la corruption. Les délits d’initiés, le népotisme, le clientélisme et les lobbys sont autant de phénomènes qui foisonnent dans le sillage de la démocratie libérale. Les intérêts particuliers trouvent un terrain des plus favorables dans la représentativité. En effet, les parlements deviennent parfois des grossistes de la vente de voix. Pour quelqu’un qui souhaite passer une loi sur mesure, il est bien plus simple d’aller directement à cet endroit magique où un homme en vaut 60.000 que de courir les rues pour acheter les voix au détail, une à une. Il n’aurait ni la force ni les moyens pour cela. Quant à ses grossistes, ils peuvent compter sur un dispositif de défense redoutable pour protéger leur commerce. Il est composé de l’immunité parlementaire et de la protection de leurs pairs. Par ailleurs, le système entoure l’action de ses agents d’un voile de mystère. Il n’est pas toujours facile de savoir ce qui s’y trame. Il dissout la redevabilité dans un océan d’obscurité.

Face à la démocratie libérale, la dernière chose à faire est de renoncer à la véritable démocratie. Il n’est pas sage d’abandonner sa liberté à un système qui ne demande que cela, pour ne plus s’encombrer des apparences. Car aujourd’hui, on enseigne partout que le peuple ne mérite pas sa liberté. Partout, on nourrit la même idée par des discours différents. On trouve ceux qui prennent le peuple de haut et voudraient qu’on aille jusqu’à le priver de vote. En Europe, beaucoup de gens bienpensants ont marre des référendums : ils font parler les imbéciles. Regardez ce qu’ils ont fait au pauvre Royaume Uni ! Le peuple lui-même en est venu à se voir comme une bande de minables insensés incapables de discerner le vrai du faux. Ils nourrissent alors une nostalgie pour le bâton du berger sévère qui viendrait les sauver d’eux-mêmes. Face à ces attaques, le peuple doit au contraire croire en lui-même et réclamer sa liberté. Pour cela, il ne semble y avoir aucun autre chemin que d’aller au-delà de la démocratie libérale et ses apôtres. Ceux-là même qui ne rêvent que de réduire le peuple souverain à l’état d’une masse moutonnière aussi placide que servile.