Il est 4h du matin. Monia quitte son logement à Hafsia pour commencer sa collecte, sa fille de 3 ans installée sur la poussette en métal. Elle s’apprête à arpenter les rues du centre-ville de Tunis pour ramasser les bouteilles en plastique usagées, jusqu’à 14h. Depuis septembre dernier, cette mère de 38 ans en recueille quotidiennement entre 10 et 12kg. « Sortir si tôt, ça me fait très peur, mais je n’ai pas le choix », explique-t-elle, « j’ai commencé à travailler à l’âge de 8 ans comme travailleuse domestique. Plus tard, j’ai pu me marier, mais je n’ai essuyé que des refus lorsque j’ai demandé du travail ». C’est lorsque Monia s’est retrouvée à la rue avec sa fille et son mari, inapte à travailler, qu’elle a commencé à récupérer les déchets. Pour environ 8 dinars journaliers, elle est obligée de prendre son enfant avec elle. Ils sont une centaine comme Mounia à être « barbéchas » (fouilleurs, en dialecte tunisien) dans les rues entre le parc du Belvédère et la mosquée el-Fateh. Les femmes sont peu nombreuses, mais comme pour Monia, les difficultés s’accumulent rapidement.

L’après-midi, Monia, comme d’autres chiffonniers, laisse son chariot devant le local de stockage.

« Après 14h, les femmes doivent s’occuper du foyer, alors jusqu’à 18 ou 19h les hommes prennent le relais », explique Nizar, 34 ans, originaire de Kairouan. Cela fait 10 ans que Nizar récupère le plastique et les canettes en aluminium dans la capitale, 50 kilos l’hiver, et jusqu’à 120 l’été. « Le kilo de plastique est à 500 millimes, et c’est 1,5 dinars pour l’aluminium. C’est mieux payé que le boulot que je faisais dans un restaurant » s’exclame-t-il, « vu que c’est informel, je travaille autant que je veux, je choisis mes congés, il y en a toujours du plastique à ramasser, toute la journée ». L’homme raconte que petit à petit, il a appris à connaître le quartier et arrive à subvenir à ses besoins, mais son revenu dépend surtout des relations parfois tendues avec les intermédiaires privés, à qui est revendue la marchandise : « même si j’arrive à trouver mon indépendance, il n’y a pas de liberté, pas d’équipe, c’est chacun pour soi ».

Fonction de service public, conditions minimales

C’est à Abdelkarim que lui et Monia revendent désormais leur collecte en fin de journée. L’homme de 49 ans a aménagé un lieu de stockage à la place d’un garage d’une petite rue de Bab el Khadra. Ancien forgeron, Abdelkarim s’est tourné vers le plastique lorsque son entreprise n’a plus marché. Depuis un an, il récupère, pèse, trie et stocke les matières récupérées par les barbéchas. Avant que le stock de plastique ne soit envoyé à l’usine de recyclage, c’est un autre collecteur privé, doté d’un camion et d’une presse à balle, qui vient l’acheter, chaque après-midi. Abdelkarim gagne 5 dinars pour 100 kilo de bouteilles usagées, lorsqu’ils ne sont pas en désaccord sur la quantité achetée. « Je ne peux pas leur faire confiance. Je le ferai bien moi-même mais je ne peux pas économiser pour le matériel », dit-il en expliquant qu’il collecte parfois lui-même dans les rues pour arrondir les fins de mois, à l’aide d’une remorque attachée à son scooter.

Abdelkarim pèse le plastique collecté par les 120 barbéchas qui viennent le voir tous les jours à Bab el Khadra

Chiffonniers et collecteurs sont ainsi à la source du recyclage des déchets valorisables : ils assurent dans des conditions marginales, la tâche de collecte légalement à la charge des collectivités locales. Sans statut, protection sociale, ni reconnaissance, les barbéchas reflètent l’abandon et le mépris des gens comme des institutions à Tunis.

Sur le toit du garage réaménagé par Abdelkarim, les produits s’entassent jusqu’à ce qu’ils soient rachetés et transportés par un autre intermédiaire privé.

Une considération nouvelle pour les barbéchas ?

Selon l’Agence Nationale de Gestion des Déchets, chargée de l’élimination et du recyclage, 8 000 personnes travailleraient dans le secteur informel des déchets, et le secteur du recyclage constituerait près de 18 000 emplois. La formalisation de leur travail de récupération, collecte et transport est une étape qui s’est imposée aux pouvoirs publics pour une couverture optimale des rues, où les barbéchas comme Nizar sont les pionniers. Leur intégration, bien que balbutiante, s’annonce rentable : elle répond à la fois aux objectifs environnementaux que se donnent les nombreux bailleurs de fonds nationaux et internationaux ; et s’inscrit dans la vague d’organisation du secteur informel pour renflouer les caisses de l’Etat. Si bien que de plus en plus d’associations ou d’entreprises s’intéressent à la valorisation des déchets, notamment en prévoyant d’inclure les barbéchas à leurs activités. Nizar et Monia ont remarqué les bennes à plastique Rascalni récemment installées au centre-ville mais ne s’en servent pas, « personne ne nous a jamais aidés, moi je ne demanderai jamais rien », affirme le jeune homme, qui s’est débrouillé seul jusqu’à présent.

Projet porté par l’institution de microcrédit Taysir Microfinance, les bennes de tri sélectif résultent de la collaboration entre l’agence de coopération allemande GIZ et l’ANGed. L’objectif est d’améliorer la sécurité sanitaire des chiffonniers du plastique et de leur donner la possibilité de monter leur propre entreprise grâce à l’octroi de micro-crédits. « 5 micro-entreprises ont été créées jusqu’aujourd’hui dans le cadre du Fonds Emploi » décrit Dieter Katterman, chef de mission de la GIZ. Présenté comme un outil de lutte contre la pauvreté, le microcrédit est également la solution proposée par l’ANGed, avec les institutions de microfinance Enda et BTS, pour encourager le réseau de recyclage. L’idée suscite aussi l’inquiétude d’Abdelkarim. Lui qui voudrait bien monter son entreprise refuse de « parier sur les banques » pour l’aider à s’en sortir.

Être récupérateur ou collecteur privé ne leur donne pas encore de statut, ni de protection. « Soit je dois de l’argent, soit on m’en doit » résume Nizar, qui voudrait repartir à Kairouan cultiver les terres de sa famille. Il soutient la reconnaissance du métier mais la concurrence existe déjà entre les petits acteurs d’une filière de plus en plus lucrative. « Bien sûr qu’il y a de la concurrence, car le déchet est un produit de valeur », confirme Tarek Mrabet, directeur de communication de l’ANGed. « Néanmoins, on incite les entreprises qui répondent à nos appels d’offres à prendre en considération la question sociale, en se positionnant à des endroits où il y a déjà un réseau », poursuit-il. L’attention nouvelle portée sur les récupérateurs informels par le privé soulève des questions quant aux conséquences sur les plus vulnérables. Les premières pilotes d’intégration en Tunisie témoignent de cette difficulté : les collecteurs publics se contentent d’être des intermédiaires et font travailler de petits collecteurs privés qui vont récupérer le plastique à la source. A cet égard, la GIZ témoigne de la « concurrence accrue entre propriétaires de points de collecte et les groupes de ramasseurs d’emballage ainsi que les équipes de collecte des déchets étatiques ». A l’image des réformes modernisatrices expérimentées sur les chiffonniers dans d’autres pays de la région, les récupérateurs à la source restent à la base de la chaîne de valorisation des déchets.