Une grève de la faim, trois grèves ouvertes cumulant quelques 60 jours, un concours annulé puis reprogrammé avec un retard de trois mois. Tout cela entre mars 2017 et mars 2018. L’ENS, institution en co-tutelle entre le ministère de l’Education et le ministère de l’Enseignement supérieur, a eu son heure de gloire. Fondée en 1958, deux ans avant l’Université tunisienne, elle a pour mission de préparer ses hôtes à l’agrégation et ce durant trois ans, avec pour objectif de former une élite d’enseignants et de chercheurs pour le secondaire et le supérieur. Trois années au cours desquelles le normalien est astreint à un régime quasi-militaire de cours, de stages pédagogiques et d’exposés. Trois années où le normalien bénéficie, en contrepartie, d’une bourse, d’un foyer et d’un restaurant universitaires au sein même de l’ENS. La réussite au concours d’agrégation vaut double : recrutement au secondaire -ou au supérieur pour les mieux classés- et certificat de haute compétence pédagogique, scientifique et d’aptitude à la recherche.

Crédit photos: Aménie Zammit – ens.rnu.tn

Crise structurelle et financière

« La crise a éclaté en juin 2016 lorsque le ministère de l’Education n’avait pas donné le feu vert à la publication de la circulaire -conjointement avec le ministère de l’Enseignement supérieur- appelant au concours d’agrégation de l’année 2016 dans les spécialités des lettres et des sciences humaines, le concours se déroulant d’habitude au pire en juillet de chaque année », nous raconte Ahmed, étudiant normalien qui a préféré témoigner sous un nom d’emprunt. Il aura fallu l’intervention de Mohmed Mahjoub, directeur de l’ENS de l’époque, auprès de Neji Jalloul, à l’époque ministre de l’Education pour débloquer la situation. Le concours se déroulera finalement en septembre. Rebelote en 2017 ; « Cette fois, Neji Jalloul a clairement signifié à ses services de ne pas inclure l’agrégation parmi la liste des concours de recrutement envoyée par le ministère de l’Education à son homologue des Finances. Lorsque Slim Khalbous a pris l’intérim au printemps 2017, il était déjà trop tard pour le faire passer en juillet et il a donc encore une fois eu lieu en septembre », raconte Ahmed. Mais avec un nombre de postes dérisoire ouvert au concours… Qu’importe, « Ne pas organiser l’agrégation aurait créé un précédent, nous avons donc été contraints d’accepter la situation. Mais dès le début de cette année universitaire, nous avons décidé de prendre les choses en main pour que le scénario ne se répète pas ». En effet, en octobre 2017, 6 étudiants de l’ENS ont entamé une grève de la faim pour imposer ce qu’ils estimaient être le minimum syndical : une date annuelle fixe pour le concours (et donc une date fixe pour la publication de la circulaire l’organisant) et un nombre de postes en adéquation avec le nombre de candidats normaliens. Choses finalement promises par le ministre de l’Education en vertu d’un courrier qu’il a adressé à la direction de l’ENS en date du 27 octobre 2017. Le problème a été enfin résolu pour l’année 2018 suite à la publication, le 30 Mars 2018, de la circulaire organisant le concours, mais rien ne garantit que la crise ne se répétera pas l’année prochaine.

Une situation ubuesque que Hazem Chikhaoui, étudiant normalien en Philosophie, décrit comme étant une « crise de signature ». Pour Hazem, « Néji Jalloul ne voulait pas de l’agrégation car il voulait favoriser un projet concurrent : le mastère professionnel en sciences de l’Education, projet dont on connait les conséquences depuis le début de cette année avec la crise dite du « CAPES ». De son côté, dans le cadre des mesures d’austérité décidées par le gouvernement, le ministère de l’Enseignement supérieur craint que les recrutements ne pèsent sur le budget de l’état, alors qu’en réalité, les normaliens seront de toutes les manières recrutés comme professeurs de l’enseignement secondaire même en cas d’échec à l’agrégation et la différence de salaire dépassera à peine la centaine de dinars ». Une crise qui n’est pas sans conséquences. Hazem la qualifie carrément comme étant une sorte « d’agression psychologique permanente contre l’étudiant : l’année universitaire dure dorénavant 14 mois ; nous ne savons même plus si nous allons passer l’agrégation à la fin de notre parcours… L’ENS est un rêve qui se transforme peu à peu en cauchemar ». C’est même la survie pure et simple de l’ENS qui est en jeu ! En effet, bien que les causes de la crise semblent simples, elle perdure depuis bientôt deux ans.

Crédit photos: Aménie Zammit – ens.rnu.tn

Problème chronique

Un gouvernement a succédé à un autre et les ministres concernés ne sont plus les mêmes. Un nouveau président a été élu à la tête de l’Université de Tunis (UT), à laquelle appartient l’ENS. Ce n’est donc plus une affaire d’égos ni de convictions personnelles de ministres, c’est devenu un problème chronique. Le Professeur Habib Sid’hom, président de l’UT, nous en parle en ces termes : « L’ENS est l’un des 16 établissements constituant l’UT. Son budget s’élève à environ 16% du budget de l’université, cela étant dû au fait que tous les normaliens sont boursiers.  D’autre part, vu que le corps enseignant est essentiellement non permanent (constitué de 95% de vacataires, d’enseignants mis en disponibilité par d’autres universités et d’inspecteurs de l’enseignement secondaire), l’ENS, en tant que telle, ne contribue d’aucune manière à l’amélioration du classement de l’université de Tunis ni à sa visibilité internationale, basés sur les indicateurs de performances en matière de recherche comme le nombre des articles dans les revues indexées et leur citations ». Bien entendu, dans la logique d’un système où le budget alloué à l’université est réduit à n’être qu’un simple budget de fonctionnement et où la « rationalité » des classements  réduit la recherche scientifique au nombre de publications, l’ENS fait tache ! M. Habib Sid’hom assure que « l’UT fera tout pour sauver cette prestigieuse institution en prenant comme référence son équivalente en France pour qu’elle ne soit pas condamnée à terme.  Un comité de réflexion sera constitué au sein de l’UT pour trouver une formule assurant sa pérennité ».

A la croisée des chemins

Pour le Professeur Mohamed Mahjoub, philosophe et ancien directeur de l’ENS, c’est avant tout une question de volonté politique. « Le pays traverse une phase où il est nécessaire de mettre la formation et l’éducation comme priorités stratégiques. Toute une génération d’enseignants du secondaire va partir à la retraite et rien n’est prévu pour les remplacer, ni en qualité ni en quantité ».  En outre, pour Mahjoub, le modèle actuel n’est pas viable, mais pas pour les mêmes raisons.

Professeur Mohamed Mahjoub – Source : Facebook

« Il y a trop peu d’agrégés ! L’agrégé a un rôle à jouer, celui d’être une locomotive là où il est, c’est de développer de nouvelles méthodes pédagogiques et d’être impliqué dans la rédaction des manuels scolaires. Je suis même pour la généralisation de l’agrégation à toutes les disciplines. Aussi, il y a plusieurs établissements rattachés au supérieur mais dont la mission est de dispenser des formations de premier cycle mais ne font pas à proprement parler de la recherche, tels les instituts préparatoires ou d’autres institutions qui font souvent appel à des détachés du secondaire. Pour moi, il y a douze universités en Tunisie, à chacune son école normale ! L’agrégation doit être au cœur d’une stratégie de promotion et d’amélioration par le savoir ! ». Sous ce discours volontariste, Mahjoub cache mal un pessimisme qu’il a acté par une démission de la direction de l’ENS en 2016. Pessimisme partagé par Hazem Chikhaoui qui a la conviction qu’on ne veut pas de l’Ecole Normale car, pour lui, « La misère intellectuelle est un terreau fertile pour tout pouvoir  »…

Veut-on relancer la formation de qualité des enseignants du secondaire ? Veut-on se donner l’opportunité d’attirer les meilleurs étudiants vers l’enseignement et la recherche scientifique ? Veut-on enfin redonner vie aux lettres et aux sciences humaines et sociales ? Ou bien se contenterons-nous de la rationalité froide de la réduction des coûts et du décompte des publications par université et rester ce pays sans idées, sans rêves et sans projets entraîné seulement par les affects tristes de l’austérité et dont l’université ne produit que des diplômés-chômeurs et des cerveaux prêt-à-exporter ?

« L’Université est en crise. Presque partout ! ». Tel est le constat dressé par Michael Burawoy, président de l’International Sociological Association entre 2010 et 2014, qui a étudié les systèmes universitaires dans plusieurs pays du monde. Son constat est sans appel : les universités aujourd’hui sont soumises à une double pression. Coincées entre une logique de marchandisation pour lutter contre les politiques d’austérité et une logique de régulation qui leur impose un modèle de fonctionnement qu’il qualifie de « planification soviétique » exclusivement tourné vers l’amélioration de leurs classements dont le plus connu est le classement dit « de Shanghai ». Cette double pression engendre une crise sans précédent des universités dans le monde et produit des « distorsions qui empêchent la production (recherche), la dissémination (publication) et la transmission (enseignement) du savoir ». L’Université tunisienne s’est vue peu à peu piégée dans ce système. A cet égard, l’Ecole Normale Supérieure (ENS) est un cas d’école : Elle coûte trop d’argent, elle ne comptabilise directement aucune publication. Elle est donc en crise !