Dans les quartiers de Dar Chaabane el Fehri, à 2 kilomètres au nord-est de Nabeul, on ne peut tourner la tête sans tomber sur les bigaradiers, en pleine floraison jusqu’à mi-avril. Aux alentours de la cité où les jardins et les rues en sont décorés, s’étendent des kilomètres de plantations familiales. C’est là que nous retrouvons Leila Aissa Laarous, qui possède un terrain de 2 hectares dont une part est l’héritage de son père. En arrivant, on ne voit que des arbres, les jambes des échelles bleues patinées, des petites fleurs blanches qui tombent sur un vaste filet vert étendu sur le sol.
Une fois plus proches, on entrevoit une dizaine d’ouvrières, perchées entre les rameaux. Fatma, 50 ans et Beya, 66 ans, nous parlent sans cesser le mouvement rapide de leurs doigts, qui détachent avec habileté les fleurs de leurs branches. Beya, ça fait 34 saisons qu’elle fait la cueillette des fleurs de bigaradier chez Leila. Elles sont 11 saisonnières à travailler du lever au coucher du soleil, pendant 25 jours, pour 18 à 20 dinars quotidiens. Quand elles sont toutes présentes, décrit Leila, la plantation a un rendement de 100 à 113 kilos par jour, dont l’unité de vente, le « wezn », de 4 kilos, est vendu 50 dinars aux grossistes.
Entre les plantations comme celle de Leila et les petites parcelles familiales, les bigaradiers couvrent une superficie de 400 hectares dans la région de Nabeul, selon l’arrondissement de la production agricole du Commissariat Régional au Développement Agricole (CRDA) de Nabeul. Ancré dans la culture et la vie sociale du Cap Bon, le travail saisonnier ferait travailler quelques 3500 personnes chaque année. De la cueillette à la transformation artisanale, tout est fondé sur les réseaux familiaux et de connaissance.
A quelques centaines de mètres de la plantation de Leila, Rafika Khalfallah entreprend de transformer les fleurs en eau. Dans son garage aménagé comme une petite usine de distillation, Rafika reçoit depuis 20 ans les fleurs récoltées dans les jardins, parcs et rues du quartier. Elle nous guide vers le salon de sa maison, jonché pour la saison par des petits tas de fleurs et de feuilles, et par une douzaine de bouteilles et des fiasques pleines et étiquetées.
C’est elle seule qui s’occupe de la distillation pour les familles des alentours, moyennant 2,5 dinars par fiasque – environ 2 litres. Elle transforme également sa propre récolte, qu’elle vend 19 dinars le litre. Ces jours-ci, Rafika ne dort pas beaucoup, elle ne cesse de remplir et vider les alambics. Le timing est important, car une fois cueillies, les fleurs doivent passer par la transformation dans les 24 heures. Rien n’est gaspillé et même les feuilles de bigaradier se transforment en eau, comme remède contre les coups de soleil. A travers les années, Rafika a gagné des clients fidèles qui font la route depuis Tunis pour s’approvisionner de ce produit dont l’usage est non seulement gastronomique mais aussi cosmétique.
Entre les alambics en métal et en poterie nabeulienne, sa belle-mère Chadia, 89 ans, veille sur les fiasques qui se remplissent, goutte à goutte. Ce sont les anciennes qui ont transmis ce savoir-faire pluriséculaire : malgré « la mécanisation timide » de la filière dont nous parle notre interlocuteur au CRDA, Rafika est parmi les individus qui continuent à faire la distillation de façon traditionnelle. Une activité qui se pratique de moins en moins avec les générations. « Mes enfants, ça ne les intéresse pas ! Ils en mettent quelques gouttes pour se parfumer avant de sortir, c’est tout », nous dit-elle en souriant. Actuellement, c’est environ 20% de la récolte régionale qui est transformée ainsi, selon le CRDA.
Quant aux rendements importants cueillis sur les plantations de Leila comme des autres agriculteurs, ils sont livrés aux centres de collecte. Des 24 collecteurs enregistrés et placés sous la tutelle du gouvernorat de Nabeul, le CRDA en compte aujourd’hui une centaine : dans les dix dernières années, un nombre considérable d’intermédiaires privés ont profité du manque de gestion du secteur et se sont installés de façon non-officielle. En moyenne, estime notre source au CRDA, le grossiste privé se fait une marge de 10%, soit environ 2 dinars par « wezn ». « Avant l’arrivée des intermédiaires, le prix du bigaradier était 1/10ème du prix pratiqué aujourd’hui. D’une part, ils font gonfler les prix, mais d’autre part ça permet de développer le secteur », poursuit-il. La demande croissante pour les plantes aromatiques et médicinales sur le marché international explique en partie la multiplication des acteurs informels, qui ont perçu le potentiel producteur et exportateur de la Tunisie.
Les centres de collecte et les intermédiaires alimentent ensuite les usines d’extraction et de distillation. Les produits transformés industriellement seront exportés, en majorité vers la France, pour la parfumerie, les industries cosmétique, pharmaceutique et agroalimentaire. Ce sont 6 usines, à Nabeul, Beni Khiar et Tazarka, qui, depuis l’occupation française, ont le monopole sur l’aspect le plus lucratif de la transformation des fleurs : l’extraction de son huile. A 12000 dinars le litre, l’huile de néroli est la vraie mine d’or du zhar – près de 18,5 millions de dinars pour la saison 2018, sans compter les plus de 920 000 litres d’eau florale également destinés à l’exportation. « Pour les familles, ça ne subvient pas aux besoins pendant très longtemps […] Pour les industriels c’est très rentable », confirme un responsable du CRDA. Au final, c’est une différence de prix de plus de 400% qui est constatée entre le prix de vente des fleurs par les producteurs locaux aux intermédiaires, et le prix du produit transformé pour le consommateur européen. Une valeur ajoutée méconnue des agriculteurs à l’instar de Leila. « Je sais seulement qu’on l’utilise pour les grands parfums », nous répond-elle.
Si la technique d’extraction de l’huile de néroli est ancestrale dans la région du Maghreb, son industrialisation à des fins d’exportation a été introduite par les colons. Depuis, il est difficile de savoir si cette étape bien rentable du secteur a été restructurée. Nous avons contacté SHEDAN, la Société des Huiles Essentielles et Dérivés d’Afrique du Nord, qui traitait en 2008 le 1/3 de la récolte nationale. « C’est interdit ! C’est confidentiel », s’exclame la propriétaire par téléphone lorsque nous avons demandé à visiter les lieux. A Nabeul, c’est Rafika qui nous a emmenées spontanément à l’usine, sachant qu’une part importante de la récolte y est traitée. Même avec elle, les portes sont restées fermées.
Quand bien même le CRDA constate une industrialisation « à peu près équilibrée » de la filière, où tous les intervenants, y compris les agriculteurs comme Leila et les petits opérateurs comme Rafika en tireraient bénéfice, il apparaît pourtant que les grands gagnants sont les industriels. Et ce, grâce aux faibles coûts de la main d’œuvre, l’absence d’une politique des prix, et le manque de coordination du secteur. En effet, l’Agence de Promotion des Investissements Agricoles (APIA) va jusqu’à dire que « seuls les grands transformateurs profitent de ce mode de gestion ». Alors que la Tunisie continue à alimenter une demande florissante pour les produits issus de l’oranger bigarade, la question de l’organisation et de la préservation de sa production reste en suspens.
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