Présentée à la Cité de la Culture le 31 mars, « Une modernité tunisienne » est la toute première exposition du Musée d’Art Moderne et Contemporain. Tout l’espace sent le neuf, et pourtant, c’est le vieux qui s’impose sous toutes ses formes. L’exposition avait déjà suscité quelques rires jaunes à son ouverture du fait de l’utilisation peu avisée d’une citation sur la modernité, attribuée au député européen d’extrême-droite Bruno Gollnisch, l’un des pontes les plus racistes du parti du Front National français. La citation a été retirée depuis, mais cette négligence est à l’image de toute l’exposition, qui a l’air d’avoir été préparée à la dernière minute. Son amateurisme saute aux yeux, ne serait-ce qu’à travers ses tableaux mal-conservés et les multiples erreurs d’inattention sur les panneaux. La galerie présente un assemblement hétéroclite de vitrines imprimées de textes anciens, de photos et d’objets d’archives. Cette série de thèmes vus et revus de l’histoire officielle de la Tunisie, racontée par le pouvoir sur lui-même, exacerbe jusqu’à l’épuisement le fétichisme moderniste. Si bien que le visiteur qui n’adhère pas à cette histoire, et qui pénètre les lieux sans grandes espérances, en sort tout de même accablé, épuisé par la platitude du propos.

Le fétichisme de la modernité

Dans cette exposition, le concept de « modernité » est assené comme une évidence qui se suffit à elle-même. Pas l’ombre d’une interrogation sur ce qu’est la modernité, sur ce qui la définit, encore moins sur son bien-fondé ou sur l’ambiguïté de ses origines. Le visiteur est mis dans l’obligation de faire sienne une devise que l’on peut formuler en « La modernité c’est bien parce que c’est moderne ». Dès lors l’objectif de l’exposition est clair : rassembler, de 1830 à 1930 divers signes de modernité. Ces signes ont pour fonction de nous prouver que la Tunisie est devenue « moderne » vers cette période-là de son histoire, grâce aux réformes avisées de ses chefs incompris par « la masse des sujets ». Au-delà du caractère tristement tautologique de l’intention, on comprend très vite lorsque l’on avance à travers les couloirs que c’est bien l’histoire d’un pouvoir qui se raconte, et non pas celle d’un pays, contrairement à ce que laisse penser le titre.

Cela commence du côté du pouvoir avec le drapeau, l’abolition de l’esclavage, la création de la municipalité de Tunis, celle du Collège Sadiki et de l’école de la Khaldounia. L’on s’aventure ensuite timidement du côté des arts, avec quelques tableaux, pour la plupart faits par des étrangers, des chansons de la première moitié du 20ème siècle, un hommage à Taht Essour et les images des premiers films tunisiens d’Albert Samama-Chikly. Quelques figures célèbres sont vaguement évoquées : Mohamed Ali El Hammi, Tahar Haddad et Tawhida Ben Cheikh. Les dynamiques populaires n’ont été évoqué qu’une seule fois, à travers la photo d’une manifestation, dont la légende – furieusement significative – dit « Manifestation nationaliste – Et le peuple devint un acteur dans l’histoire », omettant de préciser la date, le nom de l’auteur ou encore le lieu de conservation du cliché. Ce qui est sans doute le plus agaçant dans cette exposition, c’est l’espèce de fétichisme dont fait l’objet le mot « moderne ». Il est asséné, rebattu sans relâche, parfois de manière grossière.

Une exposition politiquement rétrograde

La « modernité » que nous présente l’exposition a quelque chose de mélancolique. Des machines et des instruments divers, produits de l’industrialisation européenne, sont exposés, simplement parce qu’un jour, ils ont été importés puis utilisés dans la Tunisie moderne qui est célébrée. C’est cela la « modernité tunisienne » : l’art d’importer, de consommer des objets ou des idées. Les signes de la modernité sont quasiment tous associés à l’Europe, sans que cela ne suscite la moindre interrogation chez les personnes en charge de l’exposition. Il est d’ailleurs assez étonnant de constater à quel point la colonisation, dans cette exposition, ne marque aucune rupture. Le protectorat est clairement présenté comme une simple continuation de la période réformiste. S’il revient aux historiens de décider s’il y a eu ou non rupture, le texte de présentation de l’exposition affirme clairement que la colonisation n’a fait que continuer les réformes : « avec la mainmise coloniale de 1881, rien ne va plus arrêter ce mouvement profond [le réformisme] qui allait changer et les élites et les esprits ».

Un autre aspect absolument remarquable de l’exposition est qu’elle se limite à la ville de Tunis. La « modernité tunisienne » commence à la Kasbah et s’achève au Port de Tunis à l’extrémité de l’Avenue de la Marine, future Avenue Bourguiba. La seule mention qui est faite du reste de la Tunisie est significative à cet égard puisque l’on nous informe que « la marche vers la modernité tunisienne fut rude et remplie de résistances et de haltes forcées. Ni la Constitution, ni la justice nouvelle ne furent admises par la masse des sujets, et même la traite des esclaves Noirs fut poursuivie dans plus d’un lieu du Sud du pays ». Ainsi la modernité siègerait à Tunis tandis que l’archaïsme serait du côté du Sud, et de « la masse des sujets ».

L’exposition, organisée par le ministère de la Culture ne surprend pas. Creuse, rétrograde, mal-organisée, elle est une copie pâle de l’exposition « l’Eveil d’une Nation » organisée fin 2016 par la Fondation Rambourg au Palais de Ksar Saïd. Cette dernière faisait au moins l’objet d’un vrai travail scénographique de mise en valeur des objets exposés. Partageant le même fétichisme moderniste, la même croyance en l’équivalence de l’histoire d’un pays avec celle de son Etat, elles sonnent toutes deux les cloches de la restauration inaugurée par le retour des destouriens au pouvoir.