La tendance ne semble pas s’infléchir. Si elle ne prête pas le flanc au fourre-tout, l’exposition Ruins are what mortals do as they live n’en passe pas moins à côté de son élément. Le mot « air », prétexte à éthérer le regard, disparaît passé le seuil de Dar El Baccouche. C’est dans cet ancien palais désaffecté de la Médina que la commissaire Aziza Harmel a choisi de faire résonner « temporalités et souvenirs à travers l’acte intime et violent d’habiter un espace avec intensité ». Il ne s’agit pas de réinvestir un lieu en y projetant le visiteur sans coup férir, mais d’y assurer une relève spectrale avec une dizaine d’œuvres pour « réinventer » l’espace d’exposition. L’enjeu curatorial, quand bien même il ne serait pas à bannir plus qu’un autre, a de quoi faire revenir les fantômes. Avec un tropisme mémoriel dans le goût du temps, le parcours de Ruins are what mortals do as they live fonctionne par chevauchement et contrastes des propositions plus que par linéarité ou groupements thématiques. Au menu, des films, des vidéos, de la photographie, de la peinture et des installations. Ne bénéficiant pas d’une grande diversité de médiums, l’exposition remet en orbite les « mémoires de chaque artiste » en vue de les « juxtaposer avec l’histoire du lieu ». Si ces mémoires ne sont pas à un oubli près, c’est le geste de juxtaposition qui pose problème. Tout aussi peu approfondie est l’idée d’une « temporalité labyrinthique » qui, dans le texte de Walid Sadek auquel Aziza Harmel a emprunté le titre de l’exposition, ne lui sert que de béquille tournant sur elle-même, pour maintenir le lieu au contact des œuvres. La scénographie joue sur des situations de visibilité qui séquencent l’exposition en deux temps trois mouvements.
Inégales, ces situations de visibilité ne s’emparent des articulations du lieu que timidement, à l’exception des Mirrored Slapstick Atmosphere de Miguel Mitlag qui nous sert des objets au design digéré et à l’artificialité voulue, pour distordre l’espace de l’habitat en ses entrées comme en ses recoins. Là où des travaux pâtissent de leur emplacement, à l’instar des deux tableaux Green Fields are Calling et It’s falling in a Golden Door de Mohamed Ben Slama qui risquent de passer inaperçus selon le gré du curieux, certaines œuvres se ménagent une visibilité moins discrète en d’autres endroits du palais. Avec Kalavryta 2012, l’artiste grecque Fotini Gouseti étend la mémoire aux souvenirs traumatiques d’une extermination de villageois en 1943, à travers la reconfection de leur tapis traditionnel avec environ deux mille cravates en soie. Dans son installation Une jeunesse grave et attentive, Yesmine Ben Khelil reconstruit en récit des fragments d’images, autour d’une liaison secrète divulguée par une ancienne lettre que l’artiste tunisienne a piochée dans les sous-sols de la maison de son arrière-grand-père. En contrepoint du texte de Cocteau qui prête à l’exposition son titre, le récit conjugue cette matière du passé au présent de l’artiste. On trouvera certainement de quoi méditer devant ces démarches. Mais ce que le travail de la mémoire gagne ici en visibilité, l’histoire du lieu risque de le perdre en survivances.
Ces deux dimensions ne cèdent pas le pas devant les vidéos, nous invitant à ralentir le rythme, à prendre le temps de voir le tragique de l’histoire coloniale ramenée aux fragiles jeux d’enfants dans Loubia Hamra de Narimane Mari, ou à appréhender l’idée du tiers-monde comme utopie socialiste et espace potentiel de décolonisation dans Two meeting and a funeral de Naeem Mohaiemen. Si d’autres travaux reposent sur des temporalités plus discrètes, à l’instar du plan fixe de Shortly After Breakfast She Received The News de l’uruguayen Alejandro Cesarco, il y a aussi à moudre autour de la mémoire individuelle et collective, que ce soit devant cinq immeubles à Madrid, remontant aux années 1950, dans 111-119 Generalísimo/Castellana de l’artiste vénézuélienne Patricia Esquivias, ou devant la fragile subsistance d’une jeunesse aux ailes coupés, avec les portraits d’Equilibre instable de Kamel Moussa et les fragments de vie de Fakhri El Ghezal dans sa série El-Maamel act 1. Sans désavouer leur ancrage territorial, ces vidéos et photos font osciller les frontières du familier entre le reportage et le journal intime.
Les « spectres » que Ruins are what mortals dos as they live dit invoquer à travers ces œuvres ne sont-ils pas moins évidents que des airs de musique en demi-teinte ? Et s’ils quittaient les lieux aussi vite que les morceaux d’In A Loop, composés par Steffen Martin et que le visiteur ne pouvait découvrir deux jours après le vernissage ? Permettent-ils de rebondir d’une mémoire à une autre ? La comparaison s’arrête là. Si l’exposition veut habiter le lieu et lui faire produire du sens au contact d’autres récits, on ne sait pas ce qui est le plus confondant ici. Peut-être le problème vient-il de la manière dont l’exposition drape son propos d’une rhétorique spectrale mal dégrossie. Se voulant « un manifeste de revendication d’espace », la voilà qui sacrifie la lisibilité des mémoires sur l’autel d’une visibilité qui s’est ôté les spécificités. Si elle avait prévu qu’un équilibre serait difficile à trouver entre temporalités et souvenirs – car il y a toujours une contrepartie à pareils partis pris curatoriaux –, l’exposition aurait pu mieux aérer ses enjeux.
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