« Avez-vous entendu parler de 3ich Tounsi ? », c’est ainsi qu’a débuté le questionnaire par téléphone d’un collègue, un matin d’août. Les instigateurs de 3ich Tounsi sont déterminés à mesurer l’impact de leurs opérations sur le public tunisien à travers un sondage. « Comment en avez-vous entendu parler ? », « Comment vous vous appelez ? », « Quel âge avez-vous ? », « Dans quel domaine travaillez-vous ? », autant de questions posées en moins de cinq minutes. Une démarche qui laisse transparaitre un degré d’organisation élevé et des ambitions sur le long-terme. La campagne 3ich Tounsi a pris une ampleur très remarquée au cours des derniers mois.

3ich Tounsi à la place du marché à Mellassine le 28 juin 2018. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Créée en avril dernier, l’association 3ich Tounsi se donne pour objectif de « penser et travailler pour que la vie des Tunisiens et des Tunisiennes soit une expérience heureuse » (sic). Elle a énormément gagné en visibilité durant le mois de ramadan, parallèlement à la coupe du monde de football. Des projections en plein air des matchs de l’équipe tunisienne dans l’amphithéâtre d’El Jem, à la place du marché de Mellassine, au Kef ou encore à Rejim Maâtoug lui ont permis de rassembler des milliers de personnes avec un budget visiblement conséquent. La campagne a également ciblé des millions de Tunisiens à travers la diffusion de spots télévisés d’une durée de 3 minutes à des heures de forte audience pendant le Ramadan sur la Télévision Nationale, Attessia et El Hiwar Ettounsi, sachant que la minute de publicité selon la grille tarifaire du service public est estimée à plus de 8000 dinars.

3ich Tounsi à la salle omnisport du Kef le 23 juin 2018. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Opacité politique et financière

Des dizaines de milliers de dinars dépensés à chaque événement. Idem pour les spots télévisés, sans oublier le coût élevé de l’organisation d’un sondage. Tout porte à croire que l’association dispose de moyens financiers importants. Interrogé par Nawaat à ce sujet, Selim Ben Hassen, le président de 3ich Tounsi, s’agace de la « présomption de culpabilité qui pèse sur celui qui fait quelque chose » avant d’expliquer brièvement le mode de financement : « 3ich Tounsi est entièrement financée par ses membres, des gens qui ont les moyens. Nous avons des critères assez stricts sur le financement : des individus de nationalité tunisienne, pas d’Etats étrangers, pas de bailleurs de fonds étrangers, pas d’argent sale et pas de conflits d’intérêts ». Or, Nawaat a obtenu des documents attestant que des transactions financières relatives à des frais liés aux actions de 3ich Tounsi ont été émises du compte personnel de Selim Ben Hassen. Par ailleurs, d’après des témoignages concordants de prestataires de service de 3ich Tounsi, certains règlements ont même été effectués en espèce.

Panneau de signalisation de 3ich Tounsi à Rejim Maâtoug. Un grand dispositif logistique éphémère y a été installé le 18 juin 2018. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Mais la question du financement dépasse celle de l’opacité, il s’agit de savoir ce qui est recherché par les particuliers « qui ont les moyens » et qui croient en cette initiative. Lorsque l’on pose cette question à la mécène et membre de l’association Olfa Terras Rambourg, elle affirme s’être engagée à 3ich Tounsi « parce que j’en ai marre de la situation humiliante que notre pays connait et que je n’ai pas envie de rester les bras croisés face à ça », excluant « pour le moment » toute candidature à un poste politique, contrairement aux rumeurs qui circulent à ce sujet. Le cas d’Olfa Terras Rambourg est d’autant plus intéressant qu’il est de notoriété publique que son époux, Guillaume Rambourg a contribué au financement de la campagne d’Emmanuel Macron en 2017.

Olfa Terras Rambourg à la projection du match Tunisie – Panama à Mellassine. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Un article de Libération explique d’ailleurs très clairement le rôle joué par Guillaume Rambourg dans la mobilisation des Français travaillant à la City de Londres pour la campagne de Macron. A ce sujet, elle répond : « Il a plu à mon mari, parce qu’il proposait de faire exploser le système. Quant à moi, la politique française ne m’intéresse pas ». Quand on lui fait remarquer que pourtant les MacronLeaks indiquent bien son nom dans la liste des donateurs à la campagne d’Emmanuel Macron, elle rétorque : « La comptabilité des dons aux candidats se fait à partir du foyer fiscal donc c’est normal que mon nom y figure aussi ». Cependant, après vérification, la loi française permet un maximum de deux dons par foyer fiscal, il est donc tout à fait possible qu’elle ait elle-même participé au financement de cette campagne. Le petit hasard des algorithmes veut d’ailleurs qu’en rejoignant le groupe Facebook 3ich Tounsi, l’une des suggestions de groupes à rejoindre est celle du groupe de soutien à Macron en Tunisie.

Capture d’écran

Contre les verrous de l’élite au pouvoir

Le choix des lieux où sont organisés les évènements n’est clairement pas le fruit du hasard. Les vidéos qui les précèdent indiquent clairement l’idée qui les sous-tend : on va là où « ils » ne vont pas, on fait là où « ils » ne font pas. Reste à savoir qui sont « ils » et pourquoi cette association les vise. A la question « Qui sont « ils » ? », Selim Ben Hassen, le fondateur de 3ich Tounsi, remonte assez loin : « Ils », ce sont les élites au pouvoir qu’il fait remonter aux temps du Beylicat : « Le système est totalement verrouillé politiquement. Il ne profite qu’à une minorité qui se partage un gâteau », et d’ajouter « 3ich Tounsi a été constitué par un groupe de Tunisiens qui estiment que la situation ne peut plus continuer ainsi et qui essayent de voir dans quelle mesure on peut déverrouiller le système, casser les a priori économiques, politiques et sociaux ».

Selim Ben Hassen, à côté du rappeur Ferid El Extranjero, invité comme speaker et performer au talk “Ila mata ?” organisé par 3ich Tounsi à Kasserine en avril dernier. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Pourtant, cette envie est portée par des individus qui, peu ou prou, sont plus proches des classes privilégiées que de celles des déshérités. A cette remarque, Ben Hassen, lui-même descendant éloigné de Bourguiba et diplômé de Sciences Po Paris, répond : « Celui qui a la conviction a l’initiative », fustigeant au passage « les élites actuelles qui discutent du bon peuple tunisien à l’Institut Français ». A cette même remarque, Olfa Terras Rambourg rajoute : « Ce n’est pas parce qu’on n’est pas pauvre qu’on n’a pas le droit de vouloir changer quelque chose à la vie des gens », ajoutant « aussi bien Marx qu’Engels ou Lénine sont des fils de bourgeois ». Pour Ben Hassen, la fermeture de ce système a fait disparaitre l’ascenseur social. Prenant l’exemple de l’entreprenariat, il livre sa lecture des faits : « Tu as des gens qui ont le loisir d’essayer car ils disposent de ressources illimitées et d’un filet familial. Tandis, que les autres, on leur dit « non » parfois de bonne foi, de peur qu’ils se plantent ». Le tableau est posé, le problème, c’est l’Etat. Donc, le problème est politique.

L’associatif pour tâter le terrain politique

Cependant, Ben Hassen a tendance à esquiver le caractère politique de 3ich Tounsi. A notre question sur le sujet, il se contente de déclarer : « Aujourd’hui, nous sommes une association. Nous avons le droit d’exprimer des convictions politiques. S’il y a un écho, on réfléchira sur la manière dont il faudra poursuivre l’engagement ». Toutefois, au vu des moyens mobilisés et de la teneur des propos, il n’y a guère d’illusions à se faire à ce sujet : l’objectif est électoral. Reste à voir la forme que ça pourrait prendre. A écouter Selim Ben Hassen, réflexion et prospection de longue haleine ont précédé l’action. Le président de 3ich Tounsi affirme se baser sur une enquête menée auprès des Tunisiens « pour mieux les connaitre eux et leurs aspirations ». Les premiers évènements de 3ich Tounsi, intitulés « Ila Mata ? », des rencontres-débats prenant la forme de courtes prises de paroles par les intervenants, sorte de Ted Talks itinérants avec des intitulés comme « Les Tunisiens sont-ils à l’aise en Tunisie ? », « Sommes-nous des clandestins dans notre propre pays ? » exposaient une partie des résultats.

Olfa Rambourg au talk “Ila mata ?” à Kasserine en avril 2018. Crédit photo: page Facebook 3ich Tounsi

Toutefois, l’enquête est privée et l’accès à ses résultats nous a été refusé. Ben Hassen ne fera qu’en évoquer les grandes lignes : « Nous avons voulu savoir ce qui pouvait constituer la spécificité tunisienne. On a cherché à refondre les bases de ce qui peut être proposé aux Tunisiens comme solutions, en étudiant le rapport des Tunisiens à eux-mêmes, à la société, la loi ou encore l’Etat. Notre prémisse c’est que le modèle de développement a été calqué sur celui des Etats européens et imposé à marche forcée ».

Toutefois, la question du positionnement idéologique du mouvement n’est pas tranchée. A l’heure où l’échiquier politique est complètement chamboulé à l’approche des élections législatives et présidentielles prévues fin 2019, où peut-on situer 3ich Tounsi ? Peut-on vraiment parler d’une offre politique radicalement différente ? Difficile à dire pour le moment en l’absence de propositions politiques concrètes. Un certain flou règne : si d’un côté, Ben Hassen dit puiser ses inspirations du côté des différentes expériences politiques connues par la gauche en Amérique Latine, le discours porté par 3ich Tounsi glisse du côté d’une vision managériale de la politique, celle où on déguise l’idéologie par une promesse d’efficacité.