Ce sont près de 800 visiteurs, dont 35 agriculteurs, qui se sont donné rendez-vous le week-end du 22 et 23 septembre à l’Ecole Supérieure d’Agriculture du Kef. Parmi les agriculteurs présents, il y avait Radhouane Tiss qui pratique une agriculture respectueuse de l’environnement depuis 3 ans, en s’inspirant notamment de la permaculture. « Lorsqu’on cherche à faire une agriculture saine, la question des semences est l’une de nos premières préoccupations. Nous avons dans le Sud la chance d’avoir encore des variétés locales comme les oliviers, les lentilles, le blé et l’orge. Mais il est beaucoup plus difficile de trouver des semences paysannes de légumes comme le piment, le chou, la salade, les carottes, etc. ». C’est notamment grâce à l’Association Tunisienne de Permaculture (ATP) que cet agriculteur a pu se procurer les variétés qu’il cherchait. « J’étais avec eux à la première fête en 2014 et cela m’a permis de rencontrer des agriculteurs qui, comme moi, produisent leurs propres semences », se souvient-il.
Lors de l’édition de cette année, il y avait une vingtaine de stands, tenus par des agriculteurs ou des associations, qui proposaient des graines de moringa, de laucaena, d’orges, de persil, de « chili » (blé dur), de sorgho et de nombreuses autres variétés. Il y avait aussi des conférences, des tables-rondes, des projections de films, des ateliers… autant d’occasions pour le public d’échanger sur la question des semences paysannes. Ces graines qui ont en commun d’être directement issues du champ de l’agriculteur. C’est lui qui les a récoltées, lavées, séchées et triées. Ces semences paysannes ont pour principal avantage leur capacité à s’adapter au terroir dans lequel on va les laisser évoluer, et demanderont ainsi moins d’engrais et de produits phytosanitaires. Mais c’est aussi une histoire de goût et de qualité nutritionnelle. En quelques décennies, nos fruits et légumes ont perdu leur saveur et une bonne partie de leurs acides aminés, oligoéléments et autres vitamines.
Biodiversité et autonomie
Face à une réglementation qui favorise les semences hybrides, et un hold-up de l’agro-alimentaire sur les semences, défendre la liberté d’accès et de reproduction de semences, pour préserver la biodiversité et l’autonomie alimentaire des populations, est devenu une nécessité. L’Association Tunisienne de Permaculture a lancé une « Caravane des semences » dans l’objectif d’aller à la rencontre des agriculteurs qui produisent leurs propres semences. « Pour l’instant nous n’avons fait que trois régions, mais notre ambition est qu’à la fin de notre périple, nous puissions recenser à peu près toutes les variétés de semences qui existent dans le pays », explique Rim Mathlouthi, présidente de l’association. Toujours dans la même logique, l’association a organisé, lors de la fête des semences, une première rencontre pour la création de « maisons des semences », lieux d’échanges de semences et partages de savoirs et de savoir-faire au niveau local. « On a vu ce week-end au Kef que le réseau était déjà lancé : les agriculteurs se sont échangés des graines et des conseils, on a fini par trouver du blé ‘romani’ qu’on cherchait depuis un petit moment, certains agriculteurs, très méfiants au départ, venus les mains vides, ont promis qu’ils reviendront l’année prochaine avec leurs semences », se réjouit Rim. Reste à convaincre l’immense majorité des agriculteurs, coincés par le système. « L’industrie semencière n’a cessé de vanter auprès des agriculteurs les fabuleux rendements des semences hybrides, mais quelques décennies plus tard ils se rendent compte de l’arnaque ». Mais le retour aux semences paysannes nécessite, au départ, un investissement : « Aujourd’hui, un agriculteur qui utilise des semences paysannes vends au même prix ses produits que s’il utilise des semences industrielles. Or, le quintal de semences d’orges hybrides est de 70 DT, alors qu’il est de 140 DT pour les semences paysannes », regrette la présidente de l’association. Parce que rares, les semences paysannes sont de plus en plus chères. Et continuent à être convoitées.
L’invasion des semences hybrides
Dans les années 60, des semences hybrides, notamment céréalières, ont été distribuées aux agriculteurs tunisiens, dans le cadre du Programme d’Aide Alimentaire Mondial (PAM). C’est le début de la dépendance des agriculteurs face à une industrie semencière de plus en plus offensive. Le principe de ses semences est simple : croiser deux lignées génétiques très distinctes pour donner naissance à une première génération très productive. Mais cela a un coût : les graines issues des hybrides F1 donnent des plantes dégénérescentes et ne peuvent donc être ressemées, et nécessitent un recours intense aux intrants chimiques. Les agriculteurs sont condamnés à racheter chaque année ces semences et se retrouvent, du jour au lendemain, dépendants de l’industrie semencière. C’est ainsi que l’utilisation des pesticides ne cesse d’augmenter, elle est passée de 3182,1 tonnes en 2010, à 6425,3 tonnes en 2012, soit près du double en deux ans. Aujourd’hui, cinq compagnies contrôlent 75% du marché des semences commerciales au niveau mondial. Parmi elles, le fameux Monsanto, racheté récemment par Bayer. Dans la liste des variétés végétales inscrites au catalogue officiel pour l’année 2017, les géants de l’agroalimentaire sont bel et bien là. Et les conséquences d’une telle mainmise sont alarmantes : selon l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 75% de la diversité génétique des cultures a disparu en un siècle.
La législation qui se positionne clairement en faveur des semences industrielles, n’a fait qu’accélérer le mouvement. Notamment par la mise en place d’une norme imposée par le catalogue et dite DHS : D comme distinct, H comme homogène et S comme stable. En effet, selon l’article 4 de la loi n°99-42 du 10 mai 1999, relative aux semences, plants et obtentions végétales, les variétés végétales inscrites dans le catalogue officiel sont « distinctes, stables, homogènes et à valeur culturale importante ». Or, comme le souligne Radhouane Tiss, « le vivant ne peut, par principe, répondre à ses critères ». C’est ainsi que de nombreuses variétés ont été abandonnées au profit de celles qui répondent aux exigences du catalogue, qui en réalité sont celles du marché. Si nous prenons, à titre d’exemple, les variétés végétales inscrites au catalogue officiel pour l’année 2017, nous trouvons 5 variétés de tomates d’arrière-saison : le Kismat, le Logyna, le HMX 0851, le Marina et l’Atlas. Toutes des semences hybrides qui donneront des tomates allongées, bien rouges et conçues pour être cueillie avant maturation. Et si nous trouvons sur le marché uniquement ce type de tomates, standardisés et uniformisés, c’est aussi parce que la règlementation conditionne la commercialisation des graines à leur inscription au catalogue officiel des semences. Ce qui veut dire, qu’aujourd’hui, en Tunisie, il est interdit de vendre des semences paysannes, comme l’indique l’article 3 de la loi n°99-42 du 10 mai 1999 : « ne peuvent être commercialisés que les semences et plants des variétés végétales inscrites au catalogue officiel ».
« Tant qu’on était une dizaine à se mobiliser, et que les agriculteurs travaillaient seuls dans leur coin, on n’a pas eu de soucis. Aujourd’hui, on est beaucoup plus visible et on représente donc un danger pour les industries semencières. J’ai été contacté par des personnes sur lesquelles j’ai beaucoup de doutes », s’inquiète Rim Mathlouthi de l’ATP. « Deux agriculteurs que nous avons amené au Kef ont été contacté par des ingénieurs agronomes qui voulait leur racheter toutes leurs semences », poursuit-elle. La vigilance est de mise. Du côté des pouvoirs publics, l’ATP a été contacté par l’Agence de la Vulgarisation et de la Formation Agricole pour organiser des formations en permaculture, mais pas d’intérêts particuliers sont portés sur les semences paysannes. L’association a demandé un rendez-vous avec le ministre de l’Agriculture il y a plus de 8 mois, mais est toujours sans nouvelles. « Avec ou sans bailleurs de fonds, avec ou sans le soutien des pouvoirs publics, on va continuer à se battre », assure Rim Mathlouthi. Et pour cause : les semences, enjeu fondamental pour l’agriculture et l’alimentation, mais aussi l’économie mondiale, font l’objet de toutes sortes de convoitises, réglementations, guerres de pouvoir et d’argent, qu’il est nécessaire de se réapproprier.
avant toute chose , merci pour cet article.
1- Une inquiétude parmi d’autres: Avec l’utilisation intensive des engrais chimiques, je me pose la question dans quelle état sont nos nappes phréatiques ? Quel avenir, pour l’eau, les terres agricoles, l’humains, les abeilles, …. ? Et là une petite pensée aux habitants de Gaza, et aux nappes phréatiques après des décennies d’exploitation agricole colonialiste (plusieurs rapportages et articles ont été publiés, … c’est très inquiétant !
2- “Ces graines qui ont en commun d’être directement issues du champ de l’agriculteur. C’est lui qui les a récoltées, lavées, séchées et triées. Ces semences paysannes ont pour principal avantage leur capacité à s’adapter au terroir dans lequel on va les laisser évoluer, et demanderont ainsi moins d’engrais et de produits phytosanitaires”. J’espère que le marchand d’OGM ne lira pas ce passage, et cet article !! tout le monde a compris , de qu’il s’agit !! :) .
Bon courage à cette association.