L’histoire est-elle toujours beaucoup moins simple que ne le laissent croire nos souvenirs ? Sur le papier, Papa Hédi a tout d’une idée à succès : à travers les yeux de sa petite-fille britannique qui ne l’a connu pendant ses quinze premières années que le temps des vacances, il s’agit de redécouvrir l’autre Hédi Jouini. De ce parrain de la chanson tunisienne et arabe que fut son grand-père, Claire Belhassine, la réalisatrice du film, ne soupçonnait guère sa popularité au moment de capter l’une de ses chansons à bord d’un taxi parisien. L’hésitation que distille la démarche documentaire de Papa Hédi le dispute pourtant à l’intérêt évident de son sujet.

Cette démarche est intéressante, pour un résultat toutefois moins réussi qu’il ne devrait l’être. En alternant témoignages de l’entourage, de la famille, et autobiographie, le film trouve une ampleur bienvenue, dévoilant chez l’artiste dévoué à la fois un témoin de son temps, un grand-père discret, un époux jaloux et un père pas toujours présent. Le regard ainsi décentré, ce choix de braquer un peu de lumière sur des facettes moins avouables que d’autres vaut pour Claire Belhassine comme un recentrement introspectif : le point de vue qui oriente la narration et les choix de montage est porté par sa voix off à la première personne ; une voix à la fois errante et interrogative, couturant avec parfois une touchante naïveté des questions laissées sans réponse et des résurgences du récit familial, nous embarquant avec elle comme des passagers clandestins.

S’il se cherche à travers la complexité de son histoire en faisant double ration de mémoire, ce point de vue organise subjectivement Papa Hédi en pêchant des documents et en brodant la narration sur leur matière. Entre ellipses et prolepses, le récit se trame progressivement par des plongées dans le temps long de la mémoire archivée et des remontées vers le présent immédiat ou le temps court du passé proche. L’hétérogénéité de ces archives, puisées ici et là, embrasse des extraits de disques, des enregistrements du répertoire musical de Hédi Jouini, des vidéos familiales, des séquences d’interviews et de concerts télévisés, etc. Avec l’intention de laisser la mémoire agir en sourdine sur le présent, l’écriture de Papa Hédi prend timidement en charge cette dialectique : il ne s’agit pas que de filmer, mais aussi de débroussailler, de recouper.

C’est qu’il y a ce dont se souvient la petite fille, ce qui éveille la curiosité de la nièce, et ce que découvre chemin faisant la cinéaste qui aurait la nostalgie de ce qu’elle n’a jamais vécu. D’une donnée à l’autre, la conséquence n’est pas toujours évidente, puisqu’il y a d’une part les faits et de l’autre les blancs dans le dossier. À sa surface remontent des souvenirs qui réchauffent ou des vérités qui basculent, à l’instar de son union avec Nénette, des malentendus qui font déborder la vase avant les ruptures, dont celle du père de la réalisatrice avec le reste de la famille. Si Papa Hédi ne crève pas l’abcès de secrets trop lourds à porter, il n’est pas loin pour autant de fouiller les recoins sous-éclairés de l’histoire et de faire quelques révélations. Et c’est là que le film capte quelque chose d’un air plus ou moins vicié dans les yeux de ses personnages, fomentent plan après plan une sorte de névrose familiale avec la durée. La caméra de Claire Belhassine couve corps et visages d’un regard d’autant plus proche qu’il laisse peu de place à un ordre distancié. Bien que ces cadres en plans serrés se rapprochent d’un cinéma direct de l’intime, ils finissent par se payer d’un pathos dont le film ne se montre pas assez avare.

Il n’est pas étonnant dès lors qu’une double hésitation émerge face à Papa Hédi. S’il parvient sur le fond à tirer un portrait emphatique de Hédi Jouini, le film ne s’attarde sur les revers de sa célébrité que pour mieux les quitter en cours de route. Et si le matériau d’archives était profitable, on ne baisserait pas vite la garde sur la forme : l’exercice se solde par une tendance à convertir les documents en aide-mémoire. Que voir alors dans Papa Hédi ? Avec un peu de générosité, quelque chose comme le travail d’un point de vue subjectif à la recherche de son référent par-dessus l’épaule du temps, mais qui n’exploite pas plus ses images qu’il ne trouve un second souffle face à d’autres points de vue le neutralisant. On ne peut que regretter que la réalisatrice soit passée à côté d’un documentaire potentiellement plus maîtrisé qui lui tendait pourtant les bras.