« C’est difficile de ne pas se sentir discriminé par rapport aux expats », soupire Béchir* avec frutration entre deux bouffées de cigarette. Salarié dans une organisation non-gouvernementale (ONG) occidentale spécialisée dans le développement, il n’hésite pas à exprimer son amertume : Béchir est payé 3 fois moins que ses collègues européens et nord-américains, pour des postes équivalents. Amal*, employée dans une autre organisation, partage le même ressentiment. Elle qui a récemment été promue, prenant la place de son supérieur “expatrié”, gagne pourtant un tiers moins que ce qu’il gagnait. Une réduction drastique à laquelle elle ne trouve qu’une explication: le privilège blanc. Celui-là  même qui fait appeler « expatrié » tout travailleur blanc installé hors de son pays natal, quand tous les autres sont des immigrés.

Amal, par exemple, est bien mieux payée que le reste de ses collègues tunisiens. Elle est une exception et on le lui fait savoir. Mais elle sait aussi que son salaire est inférieur à celui de certains de ses collègues européens ou américains qui lui sont subordonnés, et qui bénéficient par ailleurs des avantages liés à « l’expatriation » (qui dans la majorité des cas n’est autre qu’une émigration)  tel qu’un loyer payé par l’organisation et des congés supplémentaires. Quant à Béchir, s’il gagne bien sa vie avec un salaire de 2500 dinars par mois, ses collègues occidentaux eux, gagnent 2800 dollars et bénéficient par-dessus le marché de logements mis à leur disposition par leur employeur dans un quartier huppé de la capitale ainsi que d’une somme en dinars tous les mois pour leurs dépenses courantes. Un avantage passablement humiliant puisque, d’après Béchir, « l’argent de poche qu’ils reçoivent pour boire et manger, alors que les salariés tunisiens n’ont même pas de tickets restaurants, c’est l’équivalent d’un bon salaire pour un Tunisien».

Plage de la Marsa, un des quartiers les plus habités et fréquentés par les “expats”. Crédit photo: Adriana Vidano

Des discriminations contestées

Depuis quelques années, des tribunes ici ou sont publiées dans la presse étrangère pour dénoncer le traitement différencié entre personnel immigré occidental et personnel local dans une grande partie des ONG internationales. Une situation d’autant plus cynique qu’elle implique nombre d’agences actives dans le secteur du développement, des droits de l’homme et de l’humanitaire, dans des pays d’Afrique et d’Asie. Ce qui pourrait passer pour une exception, induite par la législation du travail du pays dans lequel I’ONG a son siège, ou par l’absence de travailleurs locaux qualifiés, est en réalité un système discriminatoire bien rôdé. Désormais incontournables en Tunisie tant dans le secteur privé que public – de l’agriculture à la sécurité, en passant par l’économie, la culture, l’éducation, l’environnement, la santé – les ONG discriminant leurs travailleurs selon leurs origines tout en se réclamant de valeurs comme la justice et l’équité voient leur légitimité sérieusement écornée. Toutefois, cette situation ne donne pas souvent lieu à des protestations au sein de ces organisations, la peur de perdre son emploi et son statut de privilégié – relatif – étant trop grande. La seule forme de protestation qui nous ait parvenu a pris la forme d’une pétition ayant circulé fin 2017 au sein du personnel payé en dinars dans les fondations politiques allemandes. La pétition, demandant chiffres à l’appui une hausse des salaires au vu du taux d’inflation élevé, a reçu un accueil mitigé voire catégoriquement négatif au sein de fondations comme la Konrad Adenauer Stiftung.

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Au menu des justifications avancées par les employeurs occidentaux, on retrouve d’abord l’idée de compensation. La Tunisie y est vue comme un pays pauvre, dangereux, où l’occidental qui s’y installe ferait un sacrifice en termes de qualité de vie. Il a donc besoin d’être incité à venir à travers ces avantages, le “hardship premium” lui donnant théoriquement le même confort qu’à la maison. « Venir ici, c’est un sacrifice, un déracinement de sa famille. Même si je gagne un peu plus que mes collègues pour un travail équivalent, je gagne toujours moins que si je travaillais dans mon pays », argumente Élodie, employée européenne installée en Tunisie avec un contrat d’expatrié. Mais pour Béchir, cette justification ne tient pas. « S’ils devaient répliquer le train de vie qu’ils mènent ici, ils ne tiendraient pas une semaine dans leurs pays », ironise-t-il. Dans l’organisation pour laquelle travaille Amal, les immigrés occidentaux ont même droit à des jours de congé supplémentaires pour voyager et se remettre de leur séjour dans un si terrible pays (« white escape », « work-cation »). En réalité, installés en bord de mer, parfois avec domestiques, piscine et voiture de fonction, la bulle expat se révèle être un abcès difficile à percer. Élodie confie tout de même que, si son pays est très confortable, « la Tunisie est, pour moi, un paradis ».

Un second argument avancé par les employeurs se rattache à la prétendue supériorité attribuée à l’immigré blanc, lui, qui serait à la fois figure d’autorité à laquelle le staff local obéirait mieux et outil de communication pour susciter la confiance des bailleurs de fonds et autres partenaires importants de l’organisation. En amont, on trouve toute une palette de jugements de valeur peu fondés : ils seraient plus compétents, auraient plus d’expérience, des diplômes reconnus. Or aujourd’hui, cet argument ne résiste pas à l’analyse. Des Tunisiens autant voire mieux diplômés, polyglottes, à l’instar de Béchir et Amal, peuvent occuper les mêmes postes et possèdent potentiellement, en matière de développement local et national, des connaissances et compétences propres à la Tunisie qu’aucun diplôme ne saurait qualifier. « L’équipe tunisienne a un meilleur rendement que l’équipe d’expats », soutient Béchir, « et 60% d’entre eux n’ont qu’une licence quand moi j’ai un master ». Autre exemple, bien plus flagrant, celui de Michael*, venu d’Europe pour effectuer un stage en Tunisie. « En tant que stagiaire, j’ai reçu un salaire de 1500€. Mes collègues tunisiens, contractuels, étaient payés entre 400 et 500€. En termes de charge de travail ou de qualifications requises, ce n’était pas justifié », affirme-t-il. Mais c’est bien la considération des employeurs qui ne place pas les besoins et compétences des locaux à l’égal de ceux des occidentaux. Il est en effet difficile de justifier de telles inégalités sans que n’émerge, à un moment ou à un autre le « privilège blanc », où l’idée que de tels avantages sont dues aux occidentaux en leur qualité de blancs. En d’autres termes : du racisme.

Le cas des binationaux prouve de manière éclatante le caractère raciste de ces différences : nous avons dénombrés au moins deux cas de franco-tunisiens résidant en France (voire n’ayant jamais séjourné en Tunisie) à qui on a proposé des salaires “locaux” du fait de leur nationalité tunisienne bien que la prise du poste impliquait pour eux de venir s’installer en Tunisie. Par ailleurs, l’impossibilité, souvent officieuse, pour les Tunisiens d’évoluer au sein de l’organisation pour occuper des postes à haute responsabilité ou devenir eux-mêmes “expats” dans un autre pays où l’ONG est active, atteste de l’existence d’un plafond de verre déterminé par la nationalité. Dans l’organisation où travaille Élodie, les équipes sont le plus souvent dirigées par un étranger, lui-même secondé par un Tunisien. L’inverse est plus rare, et de plus, « les expats ont beaucoup plus de chance d’être repérés par d’autres employeurs et d’évoluer professionnellement », reconnaît-elle. « Puisque nous avons déjà une solide expérience à l’international, nous sommes mieux préparés à partir que des Tunisiens », présume Élodie, « mais je reconnais que partir est une option pour certains ».

Expatriés, héritiers du colonialisme

Il va sans dire que ces inégalités de traitement impactent directement l’atmosphère de travail. Les travailleurs tunisiens sont, du fait de la différence de salaire, incapables de soutenir le même style de vie que leurs pairs occidentaux. Comme nous le confie Béchir, « Quand bien même j’aurais envie de sortir avec ceux que j’apprécie, je ne pourrais pas le faire souvent, parce qu’ils ne vont que dans des endroits chers. Même pour la pause déjeuner, ça pose problème ». Loin d’être une simple question mondaine, la différence de salaire transforme la classe moyenne occidentale en aristocrates des temps moderne et les empêche d’avoir les mêmes loisirs et fréquentations que les Tunisiens, souvent sans que ces premiers ne s’en rendent comptent. « La plupart des étrangers qui travaillent dans des ONG se connaissent entre eux. Ils ne sortent qu’entre eux puisqu’ils ont à peu près tous les mêmes salaires », observe Béchir. Finalement, cette ghettoïsation des occidentaux, résolument enclavés en banlieue nord – faisant au passage, exploser les loyers – fait écho au mode de vie résolument communautariste des colons qui ne connaissaient d’arabes que leurs subordonnés au travail, leur femme de ménage et leur jardinier. Pour sa part, Élodie note que les relations de travail entre immigrés et locaux sont très cordiales, « de vraies amitiés se créent », tout en admettant que le problème existe : « je comprends leur colère et je la respecte ».

Groupes Facebook des “Expats”, une des expression de ce communautarisme

D’autre part, cet isolement vient questionner la qualité du travail lui-même. Ne pas parler arabe, ne pas fréquenter de locaux, si ce n’est ceux qui ont les moyens d’avoir le même mode de vie que soi, ne rester qu’entre « expats », sont tout autant de facteurs qui annihilent la possibilité de mener des projets de développement cohérents et efficaces. On leur préfère des projets déconnectés des réalités locales, appréciés des bailleurs et souvent calquées d’expérience menées ailleurs par des individus tout aussi isolés du pays où ils vivent. Une situation confortée par la logique à l’œuvre dans le monde des ONG internationales – comme le souligne The Guardian, « les missions dans les pays sont motivées par l’argent. Plus tu récoltes d’argent, plus tes collègues dans la région et au siège seront satisfaits, car une partie de cet argent va directement servir à payer leurs salaires et les loyers des bureaux […] une opération réussie est basée sur deux indicateurs : combien d’argent reçu et combien de bénéficiaires atteints. Pas sur la qualité des programmes mis en œuvre ».

Si cette manière de fonctionner est un phénomène global dépassant largement l’échelle de la Tunisie, la question des inégalités entre salariés pourrait connaitre des avancées avec la toute récente loi contre les discriminations raciales, adoptée le 9 octobre par l’Assemblée des Représentants du Peuple, compte tenu fait qu’elle s’applique aussi aux personnes morales, donc aux ONG.