Bien attentionné, Mohamed Ben Attia est un cinéaste qui se donne le temps et le donne à ses personnages. Sa caméra portée, bienveillante, aime les gens simples dont les vies ordinaires peuvent basculer d’un moment à l’autre. Il y a un peu de cela dans Weldi. Sans tout à fait innover dans l’emballage, ce deuxième long-métrage confirme que le réalisateur de Hédi est en pleine possession de ses moyens, fort d’une belle délicatesse dans sa manière d’amener ses protagonistes à faire des choix. On ne peut pas lui reprocher la justesse de son regard. C’est le gage de sa qualité. Mais c’est peut être aussi une limite : celle, pour un drame familial, de ne pas dépasser son argument.
S’il ne voulait se creuser une niche à part, Weldi pourrait se résumer à un drame sentant bon le dossier social, où les aléas de la vie le disputent aux remous intimes. Mais Ben Attia ne dégote pas un sujet polémique. Riadh est un agent portuaire qui lui reste quelques mois pour partir à la retraite. Avec sa femme Nazli, enseignante, ils couvent d’attention Sami, leur fils unique aux prises avec d’inquiétantes migraines. Au moment où ils pensent que leur fils va un peu mieux, celui-ci disparaît la veille de son bac. Voilà ce que raconte cette fiction. Si le scénario de Weldi échappe à l’inertie, sa linéarité tramée de plans-séquences parfois découpés, se resserre sur ce drame qui placera le père face à lui-même. Et ce serait ingrat de ne pas reconnaître à Ben Attia l’attention qu’il prête à ses personnages, injuste de ne pas voir combien il évite les écueils du volontarisme. Sa caméra, cadrant souvent à hauteur d’épaule, dote son filmage au plus proche d’une certaine rigueur dans le suivi des personnages et d’une pudeur bienvenue.
Sans pour autant mêler à l’histoire l’emphase de ses enjeux attendus, le canevas de Weldi, fidèle à Hédi, n’est qu’un prétexte pour regarder un personnage dans ses fragilités. Les choses commencent pourtant sur un rythme que l’on craint convenu. Si l’orée du film trouve Sami en train de vomir dans la salle d’eau, filant la métaphore de son rejet du chemin fixé par ses parents, Ben Attia filme ces maux de tête et le petit lot de refus qu’ils entraînent – partager une orange avec le père ou l’accompagner au restaurant – comme des alertes du retrait du fils. Le choix de ne pas dire dans l’immédiat, s’il laisse dévier la trajectoire du récit, permet aussi une manière lucide de filmer le cadre familial comme le contrechamp d’une jeunesse sans horizon. Ce qui peut lier Weldi à Hédi, c’est cet itinéraire du bonheur balisé : prendre soin du fils, l’accompagner, s’inquiéter pour lui, se démener pour le soigner, au point de l’étouffer sans voir venir l’irréparable.
C’est dire que Ben Attia, qui a le sens des obscurités essentielles, est plus à l’aise dans l’univers familial qu’ailleurs. S’il se déroule autour d’une disparition, Weldi n’est pas moins un portrait en creux. Le cinéaste se tait sur les causes du départ, n’étale pas les ressorts de cette fuite tragique, et suit les épaules affaissées de Riadh au moment où la nouvelle vient s’abattre sur lui. Ce drame aspirant le récit quand le père comprend que Sami est parti rejoindre les rangs des djihadistes, n’évacue pas les rugosités. Il appartient à l’inquiétude d’ajouter à l’effet de cette disparition un autre tour d’écrou : alors que Nazli, déjà essoufflée, refuse qu’il s’en aille à la recherche de son fils, Riadh décide malgré tout de partir pour le ramener vivant des terres syriennes. L’apparent repli sur soi du couple laissera ainsi se profiler de fragiles déchirures intérieures.
Cet habillage réaliste du film se laisse pourtant troubler pour une rupture de ton qui vient mettre la puce à l’oreille : en rêve, la veille de son passage des frontières syriennes, le père retrouve dans les ruines d’un site abandonné son fils qui refuse de rentrer avec lui. Il n’y a pas, à cette parenthèse mentale, de nécessaire explicitation ; Weldi compte sur l’écart entre deux niveaux de perception pour que la distance entre deux corps devienne révélatrice d’une décision, c’est-à-dire d’un élément scénaristique. Il suffit de reléguer le passeur dans une profondeur de champ moyenne lorsque la caméra, par vitre interposée, cadre Riadh de profil, pour signifier à l’œil la décision d’un père démuni qui, le regard dans le vague, jette enfin l’éponge. Et s’il leste ce personnage d’un mensonge obligé, qui fera croire à Nazli que Sami n’a pas voulu suivre son père, Mohamed Ben Attia n’en laisse pas moins agir le poids des choses non dites en raccordant les réfractions de cette disparition sur le couple à un désagrégement intériorisé.
À l’attention qui ne force pas trop sur les situations, s’ajoute un naturalisme sans sirop pour permettre à Ben Attia d’éviter la sur-dramatisation et la pente d’un cinéma social pétri de mille injustices. La caméra, chevillée au point de vue du père, ne juge ni ne condamne : cela ne signifie pas qu’elle suit aveuglément ses personnages. Sans esbroufe ni ostentation, elle suppose une échelle de valeurs très consciente pour ne rien construire sur leurs dos. Entre les longs plans et le quasi-abandon du rituel du champ-contrechamp quand il suit une conversation, Ben Attia reste attentif. S’il elle n’abuse pas des plans rapprochés, la caméra sait nous mettre au contact d’une introspection résignée en faisant circuler l’air autour du couple, même s’il y a pour Nazli un autre train à prendre et, pour Riadh, un autre chantier qui lui disputera le temps du souvenir.
Ce n’est certes pas un drame aux trémolos. Weldi évite la larmiche. Non qu’il soit inoffensif ou escamote la complexité du réel, mais les secousses de l’émotion épousent l’ellipse. Et ces secousses s’allient à un bon naturel. Naturel des dialogues ; naturel du jeu, notamment celui de Mohamed Dhrif prêtant sa mine à Riadh, en parfaite donation de tout ce qu’il est, avec son regard suggérant une chute sans fond, une démarche à la lisière du vide et parfois un sourire qui tient mal aux lèvres, impuissant à gommer le déchirement. C’est de cette étoffe-là que Mohamed Ben Attia veut que notre sympathie soit faite, au nom d’une bienveillance qui ne gomme pas les aspérités: un fils part, et le film s’arrange pour que ce départ ne soit pas aussi simple pour les parents. Contrôlé, Weldi tire sa justesse du mode mineur de son écriture. C’est un film qui laisse faire la vie.
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