Les instituts culturels français célèbrent « la Francophonie » tout au long du mois de mars. Cela a donné lieu au Forum de la Francophonie ainsi qu’un cycle de projections de films « francophones » à la Cinémathèque Tunisienne, soit des films non-français choisis et « adoubés » par la France comme « Francophones », selon le processus habituel de la politique de la « Francophonie »[1]. Cette célébration fait partie des préparatifs pour le sommet de la Francophonie qui se tiendra à Tunis à l’automne 2020. Ce sommet se tiendra dans un contexte de recul assez net de la francophonie en Tunisie, au profit d’autres langues étrangères, comme l’anglais. Dans un pays où le fait de parler le « français de France » a été un marqueur de classe puissant et où la question des langues est encore profondément chargée de problématiques identitaires, la « Francophonie » qu’Emmanuel Macron tente de dépoussiérer vient faire écho à une francophonie tunisienne en perte de vitesse.

La fin du monopole du français

« Le français c’est une langue qui n’a pas vraiment réussi en Tunisie », dit un jeune ingénieur croisé dans l’interminable queue qui s’étend devant l’Institut Goethe à chaque ouverture des inscriptions pour les cours de langue. La popularité croissante d’autres langues étrangères marque la perte de terrain du français. Deux langues en particulier se distinguent, bien que selon des modalités assez différentes : l’allemand et l’anglais. Langue d’employabilité, ouvrant des possibilités d’émigration, l’allemand est très sollicité par les médecins, les aides-soignants et les ingénieurs, d’après Amel Said, directrice du département langue à l’institut Goethe. « Nous connaissons une croissance annuelle allant de 8 à 10% », estime-t-elle. Mais elle nuance les raisons de ce succès : « Beaucoup d’élèves choisissent d’apprendre l’allemand par calcul, pour avoir de meilleures moyennes au bac et pouvoir entrer dans les filières préparatoires ou de médecine en Tunisie, il n’y a pas que l’émigration qui pousse les jeunes vers l’allemand ».

Dessin de Sadri Khiari

Si les queues devant les portes de l’institut allemand témoignent de la popularité de cette langue, ce sont d’autres signes, bien plus visibles et d’une toute autre ampleur, qui témoignent de la popularité de l’anglais. La croissance que connait l’anglais en Tunisie a des traductions dans l’espace public, voire même dans les inflexions nouvelles que connait le dialecte tunisien. Si au début des années 2010, il était assez compliqué de se procurer des romans en anglais autres que classiques à Tunis, aujourd’hui, la donne a bien changé : de nombreux rayons de librairies offrent un échantillon respectable des best-sellers de la littérature contemporaine en anglais mais aussi, des essais, de la philosophie, de la littérature jeunesse etc. Depuis quelques années, les rayons de livres en anglais grignotent le monopole qu’avait pu avoir la langue française comme langue étrangère privilégiée en Tunisie, au point qu’on y trouve des traductions anglaises de livres originellement écrits en français. Les libraires répondent ainsi à une demande assez logique. Langue incontournable de la mondialisation (plus de la moitié du contenu d’Internet est en anglais), aisément accessible à travers les productions audiovisuelles américaines, l’anglais trouve sa place aujourd’hui jusque dans le dialecte tunisien parlé par les plus jeunes générations, comme le démontrent les chaines de booktubing. Il est devenu par ailleurs, du fait de son caractère incontournable à l’échelle mondiale, un outil d’ascension sociale, une porte vers de nombreuses opportunités, qu’elles soient universitaires ou professionnelles, notamment dans le secteur des organisations non-gouvernementales.

Un dialecte qui passe toujours à la trappe

Mais ce recul du français est bien sûr aussi le fruit d’une volonté politique et sociale, fondée sur la question décoloniale. Les débats qui ont suivis l’adoption d’une obligation d’arabiser les enseignes commerciales dans la ville de Tunis en décembre dernier en témoignent bien. Mais les résultats des différentes politiques d’arabisation ne sont pas à la hauteur des espérances. C’est qu’elles n’ont toujours pas permis à l’arabe littéraire de devenir un outil d’ascension sociale. Jusqu’aujourd’hui, cette dernière ainsi que la reproduction sociale des élites passent en grande majorité par la maitrise d’une langue étrangère (le français, plus récemment l’anglais) et, dans le meilleur des cas, par des diplômes universitaires obtenus dans les universités occidentales. A l’exception peut-être de la fonction publique où l’usage exclusif de l’arabe a été imposé au début des années 2000, la seule maitrise de l’arabe littéraire offre des voies limitées d’ascension sociale. La décolonisation linguistique voulue par ces hommes politiques fait face ici à sa première limite. Par ailleurs, le camp de la décolonisation par l’arabisation bute aussi sur une contradiction interne. L’arabe littéraire qui est censé remplacer le français, symbolisant la pureté anté-coloniale, ne peut être considéré la langue maternelle des Tunisiens. L’arabe littéraire s’apprend à l’école, comme le français ou l’anglais. De son côté, « le dialecte tunisien est toujours considéré comme une variante bâtarde et basse même si on construit notre imaginaire social avec cette langue », constate Maha Smati, doctorante en lettres à l’Université Catholique de Louvain intéressée par les débats autour des politiques linguistiques instituées au Maghreb.

Dessin de Sadri Khiari

En face, ce que l’on peut appeler le camp francophone, déplore quant à lui, la perte de terrain d’une langue qui, à en croire certains, porte dans sa grammaire même l’humanisme, la tolérance et la lutte contre l’extrémisme violent. Mais on peut aussi voir en ces protestations contre le recul de la place laissée au français, l’expression d’un sentiment de menace à une domination matérielle et symbolique qui ne s’était jamais démentie depuis l’indépendance. Les manifestations de mépris qui s’enclenchent à chaque fois que des responsables politiques (notamment islamistes) font des erreurs en français montrent bien par ailleurs le caractère classiste des fractures linguistiques : ne pas maitriser « le bon français», le « français de France » est considéré comme un signe d’incompétence, de lacune, discréditant immédiatement le locuteur. Pour Maha Smati, « la créolisation du français en Tunisie, pourrait constituer un « danger » pour des gens voulant à tout prix garder le monopole de la domination dans la société ». En effet, accepter que le français puisse être approprié, et donc créolisé n’a jamais été à l’ordre du jour pour les tenants de la francophonie alors même qu’au sein du dialecte tunisien, cette créolisation est largement entamée et assumée. Pour Smati, cela est dû entre autres raisons au fait que « les études universitaires en Tunisie (surtout littéraires) s’imprègnent tellement du système français, qu’il ya une dimension critique qui est délaissée : on a intériorisé la croyance très française que le meilleur français est celui de Paris ». Mais comme le rappelle la politologue et militante française Françoise Vergès dans son article « Décoloniser la langue française », « Sur les 700 millions de personnes qui parleront le français en 2050, 80 % seront africaines. Sans l’Afrique, le français ne serait parlé que par quelques dizaines de millions de locuteurs. Paris ne peut plus décider seule comment l’on doit parler et écrire le français ».

On peut donc se permettre d’imaginer un avenir de la langue française où le « français de France » serait renvoyé à la marge et où l’Afrique donnerait le tempo de cette langue. Mais encore faut-il se donner les moyens intellectuels et politiques de forger cette dimension nouvelle au « butin de guerre » dont parlait Kateb Yacine.

[1]Il faut faire une distinction entre la « Francophonie » et la francophonie. La première désigne la politique culturelle, éducative conçue par l’Etat français à destination des pays où, pour des raisons majoritairement liées à l’histoire coloniale de la France, se parle la langue française. Elle définit les francophones comme étant les non-français parlant la langue française dans des pays où cet Etat espère exercer une influence. La francophonie au sens commun, comme on dirait anglophonie ou lusophonie, définit un francophone comme étant la personne qui parle une variante de la langue française, sans distinction de nationalité. Voir le dossier francophonie du numéro 10 de la Revue du Crieur ainsi que l’ouvrage de Kaoutar Harchi paru en 2016, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne)