En météorologie filmique, le temps travaille souvent pour lui. Il suffit parfois d’entendre un peu de vent traverser ses cadres pour nous dire à l’oreille qu’on est dans un film d’Ala Eddine Slim. C’est l’hiver des corps qui en appelle à son œil affûté. De loin, espadrilles et imper zippé à capuche : on dirait un chasseur à l’ouverture de la chasse, irrigué par l’adrénaline qui monte. « Je l’ai brûlé, le scénario ! », nous lance-t-il, d’entrée de jeu, avec un sourire jusqu’aux oreilles. À en croire sa barbe indéchiffrable que secouent légèrement des rires brefs, tout dit qu’il blague. « Mais non, je suis sérieux, insiste-t-il. Je l’ai vraiment brûlé, je n’en ai plus besoin ». Façon peut-être de se réchauffer le cœur à feu doux, en laissant les sceptiques sur le perron. Mais qu’attend-on d’autre d’un cinéaste thermique, sinon battre le froid pour tirer le chaud sur un fil invisible ?
En terrain inconnu
8h30. Nous voilà au petit matin. La feuille de service indique : « Séquence 153. Extérieur jour. Forêt ». C’est un 19 janvier, pas si venteux que ça, mais où le soleil joue à cache-cache avec la pluie. Sur place, tout le monde est déjà en train de préparer la première scène de la journée. Mi-sérieux, mi-rieur, Ala Eddine me demande si on est bien chaussé : « Faites attention, il a plu hier, ça dérape sous les pieds. Deux de l’équipe se sont pris une gamelle ! ». Dans ce coin peu fréquenté de la forêt d’Ain Drahem, la nature, comme un serpent, offre sa peau morte à une partie de la fiction de Tlamess. « C’est vrai que je préfère ce genre d’endroit, sauvage et abandonné. On part d’un environnement pour dériver vers d’autres milieux ». Entre les déserts du Sud et les châteaux d’eau du Nord-Ouest vers lesquels il décentrera lentement deux solitudes, le cinéaste avoue que le travail de repérage a été long, nécessitant une préparation lourde. « Ce qui m’intéresse dans les histoires que j’aime raconter, dit-il, c’est surtout une espèce de dérive où puiser des idées que l’on ne soupçonnait pas ». Pas grand-chose pourtant ne sépare cette dérive de celle qui, pendant le tournage, amènera les deux acteurs durant trois mois en terrain peu défriché. Et tant mieux si ce terrain leur sera tout à fait inconnu.
9h15. Les deux protagonistes sont sur place. La complicité est évidente entre S. et F. qui, d’étrangers l’un à l’autre, vont se retrouver quelque part à raviver une commune brûlure. Souhir Ben Amara, dans la peau d’une femme enceinte, avale un café rebouilli, quand la maquilleuse lui tourne autour pour retoucher ses cheveux hirsutes. À l’heure où sa silhouette de muse est partout jalousée, l’actrice ne rechigne pas à la tâche : avec un mélange de puissance intérieure et de fragilité minérale, elle est au taquet quand il s’agit désormais de se surpasser. « Ce n’est pas un rôle qu’on croise tous les jours, dit-elle. J’avoue que ce que fait Ala me fascine. Mais je sens que sur un film comme celui-là, je vais être poussée sur d’autres territoires ». À ses côtés, Abdullah Miniawy, à l’allure désapprêtée, semble sorti tout droit d’une grotte dans son rôle de soldat déserteur : aujourd’hui, il est de toutes les scènes, ou presque. Entre deux blagues, ce poète et chanteur égyptien, exilé en France depuis 2017, n’hésite pas à sortir son iPhone pour lire ce que sa petite amie vient de lui envoyer. « C’est excitant, non ? », nous lance-il. On se demande : l’aventure ou les textos ? « Les deux ! Les deux vont ensemble ! », répond-il avec un rire non dissimulé. Le duo de comédiens s’amuse mais ignore s’il était écrit dans le ciel que cette rencontre de troisième type serait possible sans la confiance et l’amitié d’Ala. « Ce que j’aime de lui, confie l’actrice, c’est qu’il a su porter sur nous un œil neuf. Cela rend le travail plus fort. On discute beaucoup. De longues heures d’échanges, parfois jusqu’à l’aube ». Un désir de cinéma est peut-être à ce prix, se frotter au plus risqué de la mue.
10h45. Démonstration à vif. Lunettes noires en l’air, Ala Eddine dirige à l’oreille son comédien, sans formuler de consignes strictes. Une fois le cadre mis en place, il rejoint la scripte derrière l’écran de retour caméra. On campe, avec le reste de l’équipe, dans le hors-champ, derrière quelques buissons. Tout est en place, sauf le soleil : des rayons viennent caresser S. d’une lumière disgraciée. Le premier essai n’étant pas satisfaisant, « il va falloir attendre un petit peu, dit Ala. Vivement que quelques nuages viennent éclipser le soleil. Après, les choses iront plus vite ». Quelques minutes après, il n’en fallait pas plus pour que son vœu soit exaucé. Les prises suivantes vont s’opérer sans trop de complications. Aussitôt qu’il sort du cadre, Miniawy retrouve son briquet pour rallumer sa clope, le sourire en coin. À son énergie de fendre du bois, il doit pourtant une certaine maigreur, lui qui ne cesse de rappeler qu’il ne sait pas faire deux ou trois choses à la fois. « Je ne suis pas très causant », prévient-il, amusé, dodelinant de la tête comme pour déverrouiller ses pensées quand je lui demande s’il se savait dans le viseur d’Ala. « Non, pas vraiment, répond-t-il. Mais quand il m’a attiré vers ce film, j’ai été séduit par son atmosphère mystérieuse. J’ai trouvé ça fascinant. C’est le personnage de S. qui s’est incrusté d’un coup dans ma tête et s’est mis à s’inventer au fur et à mesure que je m’y identifie. Le film, c’est un peu mon histoire personnelle quelque part, je crois… », explique Miniawy, en jouant de sa cigarette entre le majeur et l’annulaire.
Une ruche cool
13h 25. Pendant la pause-déjeuner, on croise quelques têtes au camp de base, pas loin du bus-cantine et des gros camions de la régie. Le temps d’un Lablabi piquant, agrémenté d’une salade et d’un plat de riz, Chawki Knis, un des producteurs présent sur le théâtre des opérations, rappelle qu’ils ont dû tout préparer d’arrache-pied, pour un tournage au rythme de six jours par semaine. « Jusque là, tout va bien. Le travail avec Ala est très souple, on s’adapte sans redouter les problèmes. Toute l’équipe s’investit sur le plateau. On trouve les compromis, sans perdre du temps. Nous travaillons désormais avec plus de confort, c’est clair, mais sans faire de concession sur notre manière de faire du cinéma », nous confie-t-il. Au détour d’une table, Ali Hssouna, producteur exécutif, allonge une jambe raidie et vérifie vite fait son portable, avant d’ajouter : « Bien sûr, chaque expérience invente ses propres règles. Mais une fois que le film est sur les rails, l’essentiel est de le mener à bon port ». Entre les deux hommes, déjà de l’aventure depuis les premiers films, l’alliance est logique. Leurs pensées s’enchaînent sur une même longueur d’onde.
C’est dire que le réalisateur de The Last of Us n’a pas le goût de s’avancer seul dans ce genre d’aventure. Le tournage de Tlamess est bien plus balisé que le précédent qui leur a mis le pied à l’étrier. Cette fois, il y a un coproducteur français, des aides. Mais une chose est sûre : un désir de complicité soude l’équipe composite. « Ici, on veille au grain », glisse Mohamed Denguezli, régisseur général qui possède toutes les clés. Parmi la trentaine de personnes qui sont sur pied, on retrouve de fidèles fées, dont Safa Messadi, qui quitte rarement son cahier de scripte, et Rana Ferchichi, l’adepte du clap ouvert. À l’inégalable humour de Moncef Taleb, ce sarcastique as à l’affût de la qualité du son et de ses deux jeunes assistants, viennent s’ajouter le soin des accessoiristes et l’attentive discrétion du photographe de plateau. Si l’atmosphère ressemble à une ruche en pleine effervescence, l’équipe tente de ne pas peser plus que son poids dès que la caméra tourne. Une fois la scène en boîte, ça raille dans les cornues d’une discipline cool.
« Un trajet, d’un point à un autre… »
14h 20. Retour sur le plateau. Encore quelques petits ajustements dans le décor pour trois autres scènes. Nous en sommes au moment où S., seul, doit dévaler une pente abrupte. Cigarette aux lèvres, Ala Eddine n’en fait pas des caisses, il donne quelques instructions quant aux prises, répète à blanc avec son chef opérateur les mouvements de caméra. Dans la foulée, il lui arrive de vouloir tenter autre chose. « On tourne en priorité certains plans, mais d’autres sont envisageables, explique le cinéaste. J’aime lancer des idées, les tester sur le plateau, les voir rebondir chez les acteurs. Disons que j’ai en tête un trajet, d’un point à un autre… Une autoroute peut-être ». Bien sûr, ce n’est pas si simple. Et s’il y a de la place pour l’improvisation, ce ne sera pas le total abandon aux aléas du tournage. Mais il faut dire qu’Ala s’y prend bien ; car ce n’est pas tout de quitter un schéma classique, encore faut-il aller plus loin, comme si chaque scène en vue est grosse d’une autre qui ne l’est pas moins. Cette virtualité, il la demande aux images. « Si l’idée est bonne à ses yeux, c’est qu’il y a quelques fils à tirer. C’est même là une de ses belles subtilités. Les clichés en seront pour leurs frais », ajoute le chef opérateur Amine Messadi, qui sait river son œil bleuté à la caméra pour faire la bonne passe au spectateur.
17h 30. Le jour baisse comme si le crépuscule venait trop vite, quand le froid finit par envahir le coin de forêt. De la vapeur s’exhale à chaque souffle de S. Face à lui, la caméra et les bras résistants d’un jeune perchman. «Moteur demandé.» Le brouhaha retombe d’un coup, le reste de l’équipe marchant sur des œufs. « Silence s’il vous plaît !», clame l’assistant réalisateur Youssef Oueslati. «Moteur.» «Tourne son.» «Action !» S. et F. doivent traverser la forêt, en courant, une lampe à l’huile en main. Le regard est forcé au panoramique. Pendant ce temps, Ala regarde le moniteur sur lequel le comédien devrait à tout instant surgir alors qu’il se faufile entre les arbres quand, soudain, des voix lointaines se font entendre, troublant le silence de la prise. L’assistant, via son talkie : « Coupez ! On la refait ». Un technicien s’exécute rapidement pour retrouver les campeurs, à l’origine de ces bruits. Une heure plus tard, l’affaire est pliée. Entre la scène déjà en boîte et sa visitation, le plan sera pétri au montage le soir à la lueur d’un feu intérieur. « Un film, ce n’est peut-être pas autre chose », dit Ala. Après, on verra bien.
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