A Sidi Hassine, commune de l’ouest de Tunis, les élèves semblent attirés par une bâtisse en ruines au détriment de leur école. Une situation qui ne surprend pourtant personne dans le coin. La maison saccagée est située juste derrière l’école primaire. La bâtisse aux murs décatis bénéficie d’un emplacement « stratégique » : entre le collège à sa droite et une bibliothèque publique à gauche. A côté des murs jaunes et blancs de l’école, trône cette maison aux couleurs indéterminées, aux cloisons carbonisées, noires de fumées et de saletés. Des relents d’urine flottent dans l’air.
« Le bâtiment a été construit par Leila Ben Ali. Il était destiné aux associations, en particulier à l’Association Basma, qui servait de couverture sociale à ses activités politiques », déclare Kamel Ben Abdallah, vice-président de l’Association de Réhabilitation et de Soins Des Handicapés de Sidi Hassine (ARSHSH), très actif dans le quartier et membre de la section de Tunis 2 du Croissant Rouge. Et de souligner : « il n’y avait pas de réelles activités dans le bâtiment. Il s’agissait essentiellement de bureaux et d’un espace dédié aux handicapés. Mais je ne me souviens pas de vraies activités en ces lieux. Après la Révolution, la maison a été incendiée. Elle est depuis restée dans cet état, sans portes ni fenêtres. Les collégiens s’y réfugient pour s’adonner à des pratiques douteuses », a déploré l’activiste.
Au-delà de la “Kherba” !
Pour sa part, Cherif Manjli, membre de l’initiative citoyenne pour le rassemblement de la jeunesse de Sidi Hassine, se présente comme l’un des exemples représentatifs du phénomène du décrochage scolaire. Cherif, qui nous a accompagnés lors de notre visite sur les lieux très fréquentés par les élèves, rapporte qu’il a abandonné l’école en neuvième (dernière année du collège), motivant notamment sa décision par son désir de rejoindre la vie active. Son expérience, en particulier durant la période précédant son abandon de l’école, puis son intégration dans un centre de formation professionnelle et plus tard sa participation dans la vie associative, lui a permis d’entretenir des liens étroits avec les élèves et les jeunes de Sidi Hassine. Cherif Manjli encadre actuellement un groupe de jeunes amateurs de théâtre et de rap. Il déclare : « Au cours des cinq dernières années, on a constaté un véritable boom des constructions anarchiques, en particulier au niveau de la route Jayara ou de celle de Mornag ».
Selon les chiffres de 2014 de l’Institut national de la statistique (INS), la population de la zone de Sidi Hassine compte 109 mille 672 habitants, soit un total de 26501 ménages répartis sur 31082 logements. A noter que la moitié des ménages ne sont pas propriétaires de leurs habitations. Sur ce plan, Cherif, Kamel et d’autres activistes confirment que la population de Sidi Hassine a augmenté de manière spectaculaire les cinq dernières années. Des quartiers entiers ont été bâtis hors des zones dument recensées par les services de l’Etat. « Ces quartiers constituent des réservoirs d’élèves susceptibles d’abandonner l’école, mais de tels profils en rupture de ban sont également nombreux à Sidi Hassine même », relève Cherif, soulignant à cet égard : « Leurs camarades amateurs de théâtre m’ont parlé de nombreux cas ».
Interrogé sur les causes du phénomène, il évoque d’emblée la situation économique, sociale et familiale. Cherif Manjli déclare : « Imaginez un garçon ou une fille de ces quartiers arriver tous les jours en classe après avoir subi les affres du transport pour retrouver des camarades qui vivent dans des conditions nettement plus confortables ». Et il poursuit : « Il retrouve untel avec ses belles baskets aux pieds, l’autre avec sa coiffure à la mode et son téléphone portable sophistiqué. Avec internet aujourd’hui, tout se sait, et tout le monde est sur la même longueur d’onde », souligne-t-il. Et de s’interroger : « Quelle sera la réaction du pauvre élève qui n’a pas les mêmes moyens ? Il finira par détester l’école et tentera de gagner du fric pour vivre comme ses camarades ».
Uniquement une question d’argent?
Pour trouver de l’argent, les élèves se trouvent face à deux options: la criminalité ou le travail précoce, deux conséquences inévitables de l’abandon scolaire, affirme Yassine Fathalli, fondateur du Forum des Jeunes de Sidi Hassine. De sa connaissance du quartier, découle sa conviction que les parents jouent également un rôle dans le phénomène de l’abandon scolaire.
Le père est généralement au travail pour toute la journée, voire même pendant une semaine ou un mois. Et dans ces quartiers, les mamans font très attention à leurs enfants, mais leur manque de mobilité et leurs nombreuses préoccupations quotidiennes les empêchent de les suivre de près, a considéré Fathalli. « Les parents sont incapables de semer dans l’esprit de leurs enfants un rêve réalisable grâce à la poursuite de leurs études. Ils envoient leurs enfants à l’école non pas pour que leurs fils et filles apprennent quelque chose, mais pour se débarrasser d’eux pour la journée », regrette Fathalli. Et de poursuivre : « Beaucoup ne savent pas ce que leurs enfants étudient ni comment ils passent leur journée à l’école et dans les alentours, alors qu’ils ne disposent même pas de quoi leur permettre d’acheter un modeste goûter ».
Selon l’INS, 37,3% des habitants de la zone de Sidi Hassine n’ont pas dépassé le niveau primaire durant leur scolarité. Parmi cette catégorie de la population, on compte 40,7% d’hommes et 33,8% de femmes. Dans la même région, le taux de la population ayant poursuivi des études secondaires plafonne à 40,1%, contre 7% pour l’enseignement supérieur. Des chiffres révélateurs de l’important décrochage scolaire sévissant dans la zone de Sidi Hassine, qui se classe en la matière juste après des régions telles que Kasserine, Gafsa et Sidi Bouzid.
Or ceux qui ont quitté l’école n’ont pas pour autant laissé leur place vacante près des lieux. Ils reviennent à la bâtisse en ruine, affirment Cherif, Yassin et Kamel. Cette maison à l’abandon située entre le collège de Sidi Hassine et la bibliothèque publique. Retour à la sombre bâtisse constituée d’un rez-de-chaussée aux colonnes brûlées, où flottent des odeurs d’urines et d’excréments humains. Un handicapé souffrant de problèmes psychiques ainsi que son fils affecté par les mêmes symptômes vivent entre ces murs.
Le jardin du bâtiment déserté est parsemé de sacs en plastique contenant des restes de colle forte. Des vestiges de sniff de colles auxquels se sont adonnés les jeunes sur les lieux. Des mégots de cigarettes roulées qui pourraient avoir été fourrées de cannabis. L’endroit dit « el-Kherba » (ruine en arabe), est jonché de mauvaises herbes, d’ordures ménagères et de déchets. Tels sont les lieux favoris des adolescents en rupture scolaire du coin. « Ces jeunes entrainent avec eux de nombreux élèves. S’ils ne sont pas protégés, ils finiront par rejoindre les rangs des autres », a déclaré à Nawaat l’un des professeurs du collège Ibn Abi Dhiaf, sous le sceau de l’anonymat.
Sauvé par le théâtre
J’ai été sauvé par le théâtre. Qu’en sera-t-il des autres? Ainsi s’interroge l’activiste Cherif au sujet de sa vision des solutions susceptibles d’éviter le décrochage scolaire des élèves.
« J’ai quitté l’école pour aller travailler et gagner du fric, et je ne le nie pas. J’ai été soumis à une forte pression psychologique pendant mes études. Je n’ai pas supporté que mes camarades soient mieux que moi en quoi que ce soit. J’ai abandonné le collège pour suivre une formation professionnelle. Et je me suis entre-temps passionné pour le théâtre », déclare Kamel Cherif. Cet activiste et plusieurs de ses camarades œuvrent à susciter l’intérêt des élèves pour les domaines culturel et artistique. Bon nombre de pièces de théâtre ont été jouées dans ce cadre. Cependant, il a déploré la rareté des espaces consacrés à ces activités.
« Même à la Maison de la culture 20 mars, et en dépit du soutien prodigué par le directeur à nos activités, nous peinons à assurer la sécurité lors des répétitions face aux voyous », a-t-il déclaré. Et d’ajouter : « Nous n’avons pas d’autres espaces pour mener à bien nos activités, qui contribuent à 90% à éloigner les élèves de lieux comme la Kherba, à les passionner par le théâtre, les encourager ainsi à lire et à ne pas abandonner leurs études, malgré les dures conditions sociales. Pourquoi ne se sont-ils pas empressés de faire de ce bâtiment en ruine un espace culturel ? ».
Nawaat s’est rendu à la délégation de Sidi Hassine, en vue de transmettre la question posée par Cherif au délégué de la région, Kamel Boujah. Celui-ci n’était pas présent sur les lieux. Cependant, des responsables ont confirmé que le bâtiment sera effectivement transformé en espace culturel après plusieurs années de conflit entre le ministère de la Culture et celui des Domaines de l’Etat. « Après les pressions exercées par les activistes de la société civile à Sidi Hassine, il a finalement été décidé de faire de la Khirba un espace culturel », conclut Cherif Manjli.
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