D’un côté, un mafieux notoire et homme d’affaires douteux, l’archétype du voyou comme en ont vu d’autres pays avant nous. Celui qui, attiré par le pouvoir, s’immisce dans le paysage politique et joue la carte du populisme. Tout en se frayant un chemin jusqu’au sommet de l’oligarchie au pouvoir, il s’est détaché de la constellation, mis en orbite autour de lui plusieurs « acteurs politiques professionnels » et testé à plusieurs reprises sa machine de manipulation de masse sur ses ennemis, la société civile en particulier. Le cash et la télévision aidant, très vite le voici trônant en haut des sondages et candidat au deuxième tour.
De l’autre, un particulier, dans tous les sens du terme. Un homme respectable, universitaire et constitutionnaliste. La plupart de ce qu’il dit fait sens, enfin, de ce que l’on se souvient… car, jamais pris au sérieux, il n’a jamais vraiment été écouté. Le flou qui entoure son profil politique est accentué par l’allure robotique et le visage inexpressif. Les paranoïas anciennes se réveillent : islamiste voire salafiste ? Légaliste sans état d’âme ? Totalitaire à tendance fasciste ? Il semble différent mais on n’en sait pas plus et on se méfie.
Sur le plan électoral, chacun des deux dispose de réservoirs potentiels larges. Pour Karoui : ceux que la corruption ne dérange pas, ceux qui troquent les libertés individuelles contre la liberté politique, ceux qui pensent pouvoir s’arranger avec lui… une bonne partie de ce réservoir est située dans les sphères Nida, Ennahdha, vieux partis modernistes et organisations nationales historiques. Il dispose aussi des moyens d’acheter des alliances tout en menant une opération de séduction de masse d’une nouvelle envergure.
Pour Saied, l’éventail est large mais la morale religieuse semble dominante, pour le grand désarroi de ceux qui aspirent à une morale publique citoyenne. Il bénéficiera certainement du vote anti-Karoui et cela devrait être suffisant pour le mener jusqu’à Carthage. D’autant plus que plusieurs formations politiques sortantes le soutiendront, poussées par leurs bases et par leur propre électorat. Mais pour Saied, ce serait aller à l’encontre de son projet politique que de négocier avec les partis qu’il voue à la disparition, peut-être alors avec les indépendants. Mais négocier quoi au juste ? Kais Said se donne uniquement pour programme de revoir le système politique et de refaire le processus de constitution, il est difficile d’imaginer les formations politiques existantes le suivre dans cette direction.
Certains lisent les résultats de ces élections comme « une sortie du système », je reste très sceptique. La bipolarisation politique peut encore opérer et les blocs peuvent se reconstituer très vite autour des deux personnages, l’un soutenu par l’élite au pouvoir et l’autre par la mouvance islamiste. Et le débat évacuera à nouveau les questions économiques, sociales et environnementales. Dans trois mois, un gouvernement fraichement nommé devra déposer un projet de loi de finance pour l’année 2020, le parlement devra l’adopter et le président le valider. Quelques semaines plus tard, reprendront les mobilisations de protestations et les mouvements sociaux pour un long cycle qui durera toute l’année, comme toutes les années précédentes. Les négociations sur l’ALECA reprendront leur cours et les agents des institutions financières internationales reprendront leur ballet dans les couloirs de l’administration tunisienne. A ce moment-là, à quoi sera occupé notre futur président ? Soutiendra-t-il la politique d’endettement, d’austérité, de bas salaires et d’exportation ? Quelle attitude aura-t-il face aux mouvements sociaux ? Quels rapports entretiendra-t-il avec les bailleurs de fond de la Tunisie ? Quelles seront ses priorités diplomatiques ?
Certains soutiendront que cela ne relève pas des prérogatives présidentielles. Rien n’est moins vrai. Le président détient le portefeuille diplomatique, cela lui confère un droit de regard sur les échanges et les partenariats de la Tunisie. Il détient aussi le portefeuille de la défense et est garant de la sûreté nationale. Il a donc son mot à dire sur les politiques agricoles et de gestion des ressources en eaux, par exemple. Il nomme aussi pas mal de hauts fonctionnaires, notamment le gouverneur de la Banque centrale. En tant que garant de l’unité du pays, de la paix sociale et du respect de la constitution, il ne peut esquiver sa responsabilité dans la gestion des conflits sociaux et il est responsable du respect des droits fondamentaux, tels que l’accès à l’eau où à la santé. En tant que défenseur de la souveraineté nationale, il doit être attentif aux différentes formes d’ingérence. Il a bien plus de responsabilités régaliennes que ne laissent entendre les discours axés sur les législatives.
Personne ne se fait d’illusion quant à l’attitude qu’aura Nabil Karoui face à ces responsabilités si jamais il se retrouve président. En revanche, la perspective de Kais Saied à Carthage reste floue. Sera-t-il homme à emprisonner au nom de lois médiévales ? Sera-t-il homme à utiliser la force et l’intimidation contre des citoyens mécontents ? Comment réagira-t-il aux pressions internationales ? Comment compte-t-il faire face à l’oligarchie à laquelle il arrache le bastion présidentiel ?
Dans ce référendum improvisé sur la morale publique, l’enjeu est aussi d’instaurer, une fois pour toute, une morale publique citoyenne. Le constitutionnaliste intègre et indépendant, sera-t-il à la hauteur du moment historique ? S’il s’obstine à n’imaginer le changement que comme une modification à apporter au système politique-juridique, il ne sera qu’un obstacle à la démocratie. Un pacte social large peut aboutir à un consensus citoyen solide, mais le candidat devra se prononcer clairement sur les questions relatives aux libertés individuelles, aux libertés politiques et à sa vision économique, sociale et diplomatique. Et il revient à la société civile de faire en sorte que le candidat réponde de façon suffisamment claire et directe au peuple.
Qui vivra verra, cet épisode du processus de transformation de la société enclenché lors de la révolution promet d’être passionnant. Les expériences des autres pays nous apprennent que de tels moments peuvent vite se réduire à une parenthèse enchantée,brusquement ou dramatiquement fermée, pour rétablir l’équilibre des forces qui pérennisent le système. Mais elles nous enseignent aussi que le rôle de la société civile est déterminant, non seulement lors du processus électoral, mais aussi et surtout après, lorsque le président prend place sur son fauteuil.
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