Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

J’entends certains défendre avec la dernière énergie un candidat qu’ils pourfendaient, quelques semaines auparavant comme l’un des piliers de la confusion entre argent, pouvoir et médias. Cette logique mafieuse a gangréné l’Etat depuis une vingtaine d’années jusqu’à provoquer le soulèvement du pays. Depuis 2011, elle a enfoncé dans des abîmes de médiocrité et de vénalité le débat public dont notre jeune démocratie a tellement besoin. Nul doute, qu’elle continuera à dégrader l’Etat et la société si demain elle accède à la Présidence de la République. Seule la peur peut expliquer l’humiliation de s’infliger un tel reniement. J’ose une question : se sent-on libre en se rangeant derrière un leader que l’on méprise ? La peur n’est jamais bonne conseillère. Elle est toujours le chemin de la servitude, jamais elle n’a affranchi personne. Voter doit rester l’expression d’un principe, non d’un renoncement.

Si l’on parle de liberté, celle qu’a gagnée chaque Tunisien de s’exprimer, de s’organiser, d’agir selon sa conviction, pour les causes qu’il croit justes sans subir les pressions d’un parti policier, à qui la doit-on ? Qui s’est battu pour elle ? Bien sûr, une génération de militants pour les droits de l’homme. Mais qui est allé en première ligne durant l’hiver 2010-2011, dans quels rangs sont tombés les martyrs pour que le régime tombe et que s’installe la démocratie qui nous a donné notre liberté ? C’est toute une génération de jeunes, obligés de s’inventer par eux-mêmes les moyens de survivre, quotidiennement rabaissés par l’injustice sociale et l’arbitraire. Aujourd’hui, grâce à eux, nous avons une liberté à défendre, et qu’ont-il reçu en échange de leur sacrifice ? Rien. Sinon, des soins palliatifs à la misère et au désespoir.

Cette jeunesse surnuméraire entretient des désirs d’insurrection, se jette à corps perdu dans les eaux mortelles de la Méditerranée. La démocratie ne soulève chez elle qu’un haussement d’épaules. Et que voyons-nous sortir des urnes ? Non pas un fanatique, mais un candidat qui, sans argent, sans l’appui d’aucune chaîne de télévision, est allé les écouter durant plusieurs années, leur a proposé un mode de désignation des représentants qui tiendrait mieux la promesse de la démocratie : donner le pouvoir au peuple. C’est-à-dire – faut-il le rappeler ? – à nous tous. Il s’est adressé à leur intelligence et non à leur estomac. Il leur a promis les moyens de prendre leurs responsabilités et non de remplir leurs mains tendues. D’en faire des citoyens et non des quémandeurs. Et beaucoup ont cru en cette idée et en l’homme qui la porte, qui jamais ne les prend de haut et qui met les partis, tous les partis, devant leur échec.

Si l’on se donne la peine de se renseigner, on découvrira que les jeunes qui font la campagne de Kais Saied sont les mêmes qui, sans jamais s’afficher, travaillent à rendre la Tunisie meilleure. Sortis des partis de leurs parents dans lesquels ils ne croient plus, ils mènent des combats pacifiques contre la pollution, pour une agriculture durable, pour mettre la culture à portée de tous… Bien sûr, Kais Saied agrège derrière lui des forces disparates, parfois radicales dans une voie idéologique ou une autre. Mais ce que nous disent les résultats, c’est qu’il est l’homme d’une génération dont une partie n’avait jamais voté. Une fois élu, entend-on, il sera l’otage des plus fanatiques. Personne ne mesure leur poids réel dans l’entourage de Kais Saied, mais qui peut défendre qu’ils soient assez nombreux pour lui fournir  620 000 voix au premier tour ? Le Parlement ne fournira aucune majorité stable à quelque famille politique que ce soit et certainement pas à des lois liberticides.

Ne réalisez-vous pas la chance unique que ces jeunes aient plébiscité un homme qui traduit ce désir de changement dans les termes scrupuleux de la loi et de la Constitution? Ne voyez-vous pas qu’en salissant cet espoir, en fermant cette perspective, en insultant la jeunesse qui croit en lui, nous la renverrions au désespoir et à l’insurrection ? Ne croyez pas que je cède aux sirènes de l’homme providentiel. Le temps des sauveurs est révolu. Mais je vous invite à mesurer les risques, tous les risques.

Bien sûr, sa proposition de réforme des institutions est discutable. Suffira-t-elle à transformer les équations économiques et sociales ? Va-t-elle réellement mettre le pouvoir à portée de tous ? Mais nous sommes sûrs que, s’il la présente, nos institutions permettront qu’elle soit discutée. Kais Saied n’a cessé de dire, en légaliste rigoureux, qu’il empruntera les voies de la conviction et de la loi pour faire avancer sa réforme. S’il convainc les deux tiers de l’Assemblée de l’adopter ou de la soumettre à référendum, c’est que cette responsabilité sera endossée collectivement. S’il échoue à convaincre, et bien elle n’aura pas lieu. C’est aussi simple que cela.

Alors bien sûr, c’est un conservateur. Nourries de « fake news », de rumeurs forgées en certitudes à force d’être répétées de citations tronquées, de photos sans contexte, des intelligences brillantes dépeignent Kais Saied en Ayatollah Khomeyni, prêt à soumettre la Tunisie à la Charia. (Passons sur le fait bien connu que l’essentiel de notre législation ne contrevient pas aux principes de la Charia, même si ce n’est pas sa source). Mais soyons rationnels. Ecoutons Kais Saied. Il n’a cessé de rappeler qu’il est profondément attaché aux libertés, qu’il n’entendait n’en restreindre aucune. Devant de jeunes militants pour les droits des minorités, il a rappelé qu’il était contre les peines d’emprisonnement pour la consommation de cannabis et pour homosexualité. S’il affiche un respect des libertés, il entend, c’est vrai, protéger les valeurs de la société. Mais comment vivons-nous aujourd’hui sinon sous le règne de ces valeurs sociales qui interdisent en public ce que beaucoup pratiquent en privé ? J’ai pour ma part une autre vision de la frontière qui sépare l’espace des libertés et celui où les « valeurs » doivent prévaloir. Je rêve, comme beaucoup, d’un pays où la diversité des modes de vie des Tunisiens s’exprimerait davantage dans l’espace public. Mais soyons sérieux, est-ce un Chef d’Etat qui définit cette limite ? Un Président a-t-il jusqu’à aujourd’hui été assez « moderne » pour autoriser que l’on mange en public pendant le mois de Ramadan ? Et que dire du reste ? Les luttes pour les libertés individuelles, pour l’évolution des normes sociales, se mènent dans la société elle-même, et avec elle.

De même, il défend le régime successoral en vigueur, plus équitable selon lui qu’une égalité stricte. Je ne partage pas son point de vue. Ne serait-ce que parce que les rôles sociaux dans la famille évoluent, que les vertus du modèle en place sont purement théoriques. Mais une fois à la présidence, pourra-t-il interdire qu’on en débatte, qu’on lui démontre qu’il a tort ?  Qu’on milite pour un autre régime ?

Les vraies équations du pouvoir seront au Parlement. C’est là que se fabriquera la loi. C’est là que devra s’exercer la pression pour élargir les droits et les libertés des Tunisiennes et des Tunisiens. Tout semble indiquer, hélas, que le Bardo sera à nouveau le Palais des marchandages, des compromis. J’ai la conviction qu’il sera plus sain pour les institutions que siège alors, au-dessus de cette basse politique, un Président qui ne doit rien à aucun parti, qui ne sera pas tenté de mettre sa main dans la gestion de la crise de tel ou tel. L’Etat a besoin d’être remis à distance des luttes partisanes. Posez-vous la question : lequel des deux candidats est dans la meilleure position pour y parvenir ?

Avec cette élection, la Tunisie a un rendez-vous avec son histoire. Je souhaite de tout cœur qu’elle ne le rate pas. Pour ma part, il me semble, à mon humble avis de citoyen, que les Tunisiens ont besoin de renouer avec la confiance en eux, avec le sentiment de prendre leur destin en main, d’être invités à délibérer pour choisir les solutions qui leur conviennent, d’un Président qui incarne à la fois l’espoir premier de la révolution, la force de l’Etat de Droit et la neutralité de l’Etat. Suis-je un naïf en politique ? Peut-être, mais est-il plus réaliste de placer sa confiance dans de petits arrangements avec un mal qui a rongé notre pays et auquel aucun habile calcul n’a jamais résisté ? Dimanche, votez sans calcul, sans renier vos principes.