Avec la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, la production éditoriale sur la Tunisie avait, au pays comme à l’étranger, connu une profusion de titres, aux qualités très inégales, rangées généreusement dans la catégorie de la libération de la parole après des décennies de répression de la liberté d’expression. Puis, progressivement, au foisonnement des mémoires soudain révélées, des essais des plus hétéroclites, des romans à l’imagination débridée, succéda, au gré de la baisse de régime des espoirs suscités par la promesse d’un avenir meilleur, la rareté, parfois jusqu’à l’épuisement des inspirations.
Qu’écrire, en effet ? Avec «De la révolution à la restauration, Où va la Tunisie ?», Hatem Nafti comble un vide d’une profondeur hadale. Non pas d’ailleurs que les librairies ne comptent pas du tout de bouquins récents sur la chose publique sous ses déclinaisons multiples. C’est plutôt que cette production-là ne semble pas en prise avec la réalité politique. Né en 1984, autrement dit petit enfant dans les dernières années de règne de Habib Bourguiba, cet ingénieur de formation commet une somme d’informations, confortant son point de vue engagé, balayant la période allant de la chute du tombeur du «combattant suprême» à nos jours, le tout pour explorer les causes d’un désenchantement qui n’est point une vue de l’esprit : on le constate à tous les coins de rue, et dans les taux d’abstention d’électeurs désabusés : six Tunisiens sur dix n’ont pas pris part aux votes lors des élections législatives du 6 octobre dernier.
Chronique de ladite transition démocratique en Tunisie, l’ouvrage, brièvement préfacé par Pierre Haski, président de l’association militante Reporters sans frontières, embrasse pour ce faire les champs politique, économique, social et sécuritaire. Ecrit dans un style qu’on pourrait qualifier de journalistique, «De la révolution à la restauration,…» offre ainsi des clés d’entrée dans l’univers de l’ordre ancien qui perdure, notamment avec l’élection de Béji Caïd Essebsi, l’ex-président de la Chambre des députés sous Ben Ali, à la présidence de la république en 2014, flanqué de son mouvement, Nidaa Tounès, qui partage alors le pouvoir avec les islamistes d’Ennahdha de Rached Ghannouchi.
Le traitement, concis et vif, de l’enjeu crucial de la lutte contre la corruption, fléau qui mine l’édification d’institutions démocratiques et l’établissement d’un Etat de droit, illustre la qualité du livre. De la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation, présidée par feu Abdelfattah Amor, créée dans l’euphorie de la révolution, à l’Instance nationale de lutte contre la corruption qui lui succède dans le contexte d’une Assemblée constituante, puis la poursuite de cette mission, confiée à l’ancien bâtonnier Chawki Tabib, qui préside encore à sa destinée, Hatem Nafti égrène les efforts institutionnels en la matière, qui répondent en quelque sorte à une obligation de moyens, assurément déployés. Le terme restauration du titre prend toute sa dimension dans sa recension des politiques de lutte contre la corruption, politiques où l’obligation cette fois de résultat n’est pas assurée. Qu’il s’agisse de la loi de réconciliation nationale imposée par Essebsi, autrement dit une amnistie des corrompus de l’Administration publique d’ancien régime, ou encore de l’opération Mains propres du chef du gouvernement Youssef Chahed et qui prend tour à tour des allures de règlements de comptes personnels et d’autres fois politiques, le manque de volonté des gouvernants est manifeste. Il se traduit par un sommet d’insolence, «le coup de grâce d’Essebsi», formule à double détente exprimant la grâce présidentielle accordée à un ancien propagandiste de Ben Ali, condamné et placé sous les verrous pour n’être pas amnistiable, mais qui avait alors l’avantage d’être un intime du fils du chef de l’Etat.
«…, Où va la Tunisie ?», avec son point d’interrogation, tout en inclinant à un préjugé favorable au nouveau président élu, Kaïs Saïed, ne s’aventure pas pour autant à prophétiser l’avenir. C’est en revanche un mémorandum, qui se lit comme un agenda permettant de revisiter les faits, appuyés par des références médiatiques, mais aussi des entretiens avec ce qu’on peut appeler des notables tunisiens de l’information. S’il est totalement différent de par son style, il rappelle «Le désenchantement national», un essai de Hélé Béji, qui pointait à l’époque du Bourguiba crépusculaire le charme désormais inopérant des mouvements nationalistes qui avaient pris les rênes de leur pays aux indépendances. Et aujourd’hui ? «Malgré toutes les turpitudes et incertitudes, la Tunisie poursuit son chemin sur la route de la démocratie», avance l’auteur, sobrement optimiste.
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