Sans démentir nos prévisions, De la Guerre ne manquera peut-être pas à l’occasion de dérouter quelques uns. Au regard de l’état de santé du cinéma de Fadhel Jaziri, avec le goût de l’épate laissé par Thalathoun et Éclipses, l’idée de départ de ce troisième long-métrage n’est plutôt pas mal : sans la plier aux règles d’acier de l’adaptation, c’est une transposition de sa pièce Saheb Lahmar, qui trace une perspective oblique aux conflits d’aujourd’hui. Nettement moins dégrossi, ce film s’acquitte de sa conduite narrative en s’autorisant une suspension de l’espace-temps. Difficile pourtant, par-delà le programme si lisible du titre, de tolérer un point de vue aussi réactionnaire que la manière dont il télescope l’Histoire par-dessus la jambe. Aux abonnés absents, rien de tel qu’une guerre et des pets, et l’épopée de Fadhel Jaziri ne fait pas évoluer sa besogne d’un iota.

Une distanciation au plus près

En guise d’espace-temps ici, des lieux indéfinis s’enveloppent d’ombres souterraines et de visages en contre-jour, sortis d’une étrange nuit. En revanche, pas de marqueur de temps. Ou plutôt, si : selon les moments, le récit semble se dérouler à la fois de nos jours, ou depuis des siècles, sans que la collision des temporalités ne le détourne de sa trajectoire. Jaziri veut parler de l’actualité – c’est le corps sur lequel il greffe sa volonté de fiction. Ce qui l’intéresse, c’est l’idée d’une Histoire qui se répète parce qu’elle accroche un présent qui peine à chasser ses vieux démons. Sans le fignolage de la reconstitution, la distanciation permet allusivement aux fantômes de cette histoire d’être toujours vivants. C’est le point de vue du film : il jette son dévolu sur une situation à la référence élargie dans laquelle la dérive islamiste du pouvoir fait office de pièce à double-fond, sous la paranoïa d’une guerre intestine qui fait du terrorisme son allié objectif.

Au cœur de cet alliage, nous trouvons le personnage d’Abi Yazid Ibn Khouayled al Kidadi, figure de l’histoire tunisienne connue sous le nom de Bouzid Saheb Lahmar. C’est une voix off qui oriente le film, comme si toute l’action était observée d’un point de vue omniscient qu’on aura du mal à identifier d’entrée de jeu. Jaziri revient sur le parcours de ce prédicateur qui, en s’emparant de la ville de Kairouan pour en faire le fief de l’islamisme, se transforme en tyran, ne jurant devant la plèbe qu’avec le bâillon et le clou. On en accumule, des choses, en quelques centaines d’années. En débarrassant l’intrigue d’à peu près tout ce qui charpente le film d’histoire à gros bras, Jaziri ménage une distanciation qui semble complexifier le récit et gomme du cadre les marqueurs qui pourraient dater son ancrage historique. Avec un spectre chromatique assez sombre, De la Guerre recycle les obsessions du cinéaste moins corrigées que revues à la baisse.

Ces obsessions ne tiennent pas qu’au point de vue  de Jaziri qui, en guise d’alerte, veut mettre en garde contre la gravité de ce qui nous attend dans le contexte politique actuel. Elles relèvent aussi de la raideur poseuse du film. Calé sur une confortable dramaturgie où l’on passe son temps à attendre, De la Guerre organise les relations des personnages en polarisant leur chassé-croisé autour de Bouzid. Cette figure sert de prétexte à la mise en place d’un tissu de rapports conflictuels et de manipulations tueuses de son entourage. Entre Khamsa, l’hystérique, et Aïcha qui ferraille pour la paix, Ammar, bras droit du dictateur, est le seul personnage appelé à évoluer dans le film pour se racheter une âme. Mais c’est sans compter sur la fratrie, Ayoub et Khalifa qui se contente d’observer sans broncher, et le conseiller Ben Dhief. Sans perspective, chacun tire dans l’ombre les fils d’une toile d’araignée. On se demande si on arrêterait les traîtres, et si on trahirait dans ce jeu à plusieurs têtes, la mainmise sur le pouvoir, la discorde au sein des troupes, le soulèvement des tribus, etc.  Problème : pour peu qu’on le prenne au sérieux, tout cela ne fait-il pas beaucoup de choses à gérer pour un film au programme déjà chargé?

Pénibles convenances

Entre les détours et la métaphore qu’on sent débarquer à des kilomètres, Jaziri semble coincé. Et bien que l’Histoire ne soit pas évacuée en l’absence de référent historique précis, tout se passe comme si le film cherchait à dilater son rhabillage du présent en le recouvrant d’une certaine inertie. Jaziri a beau se rabattre sur les clins d’œil à l’actualité – entre exécutions de Daech, téléfilms turcs et révoltes arabes drapées d’un noir et blanc transhistorique –, ce que De la Guerre travaille le moins, c’est la rupture. Côté drame, il alterne les points de vue comme une boule à facettes. Côté représentation, il resserre jusqu’à aplatir. Il évite la rupture à tout prix, en se réservant du côté des personnages une dépense dialogique épaulée par la voix off pour négocier les ellipses. Ce n’est qu’en apparence que Jaziri ne fait pas de manières, puisqu’il n’en a qu’une : replier le cinéma sur du théâtre dont il ne semble toujours pas vouloir se départir.

En effet, si ce repliement offre à De la Guerre le havre d’une transposition pour y projeter une histoire, sa mise en scène ne va pas sans conséquences. La première est de s’interdire le hors-champ pour rester au plus près des personnages. Bien que la caméra ne se désolidarise pas de ce qu’elle montre, elle marque rarement un temps de latence, d’où le travail du cadre qui ne s’affranchit pas de l’étanchéité des dialogues comme expédiant de sa théâtralité. La deuxième conséquence, est de s’en remettre à un principe de frontalité pour mesurer, sur les visages, le poids des regards. La troisième conséquence est qu’au montage, Jaziri néglige la possibilité de comprimer toute respiration en écho aux dérives du pouvoir. Le silence est une menace, et le bruit un souci : si le systématisme des dialogues guette les raccords de plans, il revient aux rythmes bandants d’une zokra modernisée d’innerver le déroulé dramaturgique. C’est pour ces trois raisons que le film de Jaziri peine à échapper à sa naphtaline. Si quelqu’un apprécie l’épique dans le péteux, chapeau.

Voici donc un film très pénible, lourd comme une choucroute. Le problème lancinant chez Jaziri n’est pas seulement que ses convenances esthétiques empêchent ses films de se dégager de leurs jalons attendus. Il réside aussi dans sa manière de faire passer un récit taillé d’un bloc dans une forme platement filmique. Cela pose une difficulté du côté des personnages qui n’ont que faire des vraisemblances quand, à leur jeu, la caméra ne laisse plus de jeu ; ils ânonnent leur texte sans donner l’air d’incarner ce dont ils parlent. Et cela coûte encore au film à la fois sa personnalité et son désir d’en découdre. Confiné dans sa posture alarmiste, De la Guerre assume mal l’exigence de fiction à laquelle il voulait satisfaire, nous servant plutôt un gros pétard mouillé.