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Fille de la révolution des 17 décembre 2010 – 14 janvier 2011, l’association BEITY pour les femmes sans domicile s’est fixée le but d’en servir les revendications de dignité, de liberté et de justice sociale en édifiant en Médina, en plein centre historique de la ville de Tunis, un lieu d’hébergement des femmes sans domicile. Avec la chute du régime de Ben Ali et son appareil répressif, ont surgi, au grand jour, dans les villes du pays, les figures de la pauvreté et de l’exclusion, celles de la mendicité, de l’errance et du «sans abrisme». Phénomènes longtemps occultés et réprimés par un régime autoritaire, ils sont aujourd’hui une des caractéristiques de l’espace public, tout particulièrement dans le Grand Tunis, territoire de 2.778.257 habitants sur 11.434.994, représentant plus du quart de la population nationale[1].

L’urgence a imposé le développement, en décembre 2015, d’un Samu social au sein du Centre d’Encadrement et d’Orientation Sociale de Tunis à  Zahrouni. Entre 2017 et 2018, au total 436 personnes ont été rencontrées lors des tournées dans les 11 secteurs identifiés. Durant l’année 2017, sur les 339 personnes, 70% sont des hommes, de nationalité tunisienne, âgés de 45 ans, de milieu urbain, avec un niveau d’instruction ne dépassant pas le cycle primaire. Si pour l’ensemble, la cause première de la « sortie » en rue est, sur déclaration, les privations économiques (perte de l’emploi, absence de revenus, privation de l’héritage, disparition du soutien familial, etc.), pour les femmes, ce sont les violences de genre qui arrivent en tête avec 36%, taux obtenu par cumul des violences « physiques et verbales ».  Quoiqu’« accablant », ce taux n’est pas surprenant tant il corrobore les résultats des deux enquêtes nationales de 2010 et de 2015 sur les violences faites aux femmes, révélant qu’une femme sur deux est victime de violences de tous genres dans l’espace privé (47,6%) comme dans l’espace public (53%). En fait, les raisons évoquées sont multiples et souvent intriquées : la précarité économique (38%), les situations de conflit familial (27%), la maladie chronique ou le handicap (20%), la perte du logement (10%), l’isolement. 89% des personnes rencontrées sont seules : célibataires, veuves, divorcées, séparées, sans soutien familial.[2]

Collection « Visages du vide », Olympus. Par Malek Khemiri

Au cœur du projet associatif de Beity, se trouve le « droit de cité », comme droit à être dans une polis de citoyennes et de citoyens libres et égaux. C’est ce droit que j’interrogerai à l’aune de l’accueil  en hébergement des femmes sans domicile, seules ou avec enfants. Il est important de rappeler ici le paradigme de l’exclusion « comme opérateur grossissant, de visibilité des dominations et des inégalités »[3]. C’est ce phénomène de domination et d’inégalités que l’on observe à l’accueil dans ses corrélations entre le logement et les situations de vulnérabilité chez des femmes et ou des groupes de femmes socialement et économiquement discriminées du fait de leurs situations ou de leurs conduites « hors normes » : divorcées, « mères célibataires », victimes de violences, migrantes, employées de maison, jeunes sans soutien parental, lesbiennes, malades et ou handicapées. Par quels ressorts ces deux systèmes se soutiennent  et se reproduisent pour conduire à la sortie des femmes du domicile? Sur quelles représentations bute le droit au logement décent, comme élément de base du droit de cité?

Le « sans-abrisme » au féminin

Une enquête qualitative menée par Beity en septembre 2012 dans la circonscription de Tunis (Médina et ville européenne) a permis de comprendre les facteurs structurels, économiques et sociaux liés au patriarcat et à ses inégalités de sexe et de genre qui poussent les femmes à devenir sans domicile[4] . L’enquête a été effectuée sur la base des entretiens et des récits de vie des femmes, approchées directement dans la rue, sur leurs lieux de vie ou par le truchement des centres publics d’hébergement. Sans prétendre à l’exhaustivité, dix situations ont été rencontrées, toutes significatives du caractère multidimensionnel du «sans abrisme» au féminin :

  • Femmes seules sans soutien familial et/ou en « rupture familiale». Elles sont dépourvues de tout revenu et se trouvent dans l’incapacité matérielle et morale d’agir. Elles souffrent d’un « sans abrisme » prolongé qui les plonge dans l’errance, le déni de soi, parfois la démence.
  • Jeunes femmes en itinérance, sans moyens, vivant en couple ou seules un nomadisme locatif à la pièce, voire une prostitution forcée.
  • Femmes mariées victimes de violences conjugales et intrafamiliales. Femmes en détresse et en situation d’urgence, elles n’ont où se réfugier des actes et des menaces à leur intégrité physique et morale.
  • Femmes cheffes de familles monoparentales, célibataires, veuves ou divorcées, sans moyens ou capacités, vivant avec leurs enfants en raison de leur statut matrimonial une situation de grande précarité et/ou de risques de précarité (locataires à la pièce, occupantes de fait, squatter, etc.).
  • Jeunes filles fuyant le domicile parental pour menaces ou usages de violences familiales. En rupture scolaire, elles trouvent un refuge ponctuel chez des connaissances ou des proches.
  • Jeunes travailleuses employées de maison à plein temps ou ayant perdu leur emploi avec l’âge. Elles n’ont pas de domicile fixe et ne disposent pas de papiers d’identité nécessaires à leur domiciliation.
  • Femmes âgées en état de maladies chroniques. En soins de long cours ou hospitalisées, elles sont aussitôt divorcées ou abandonnées par leurs familles.
  • Femmes pauvres et âgées, évincées du logement sur ordonnance judiciaire pour non paiement.
  • Femmes anciennement détenues, rejetées et stigmatisées à leur libération et relaxation.
  • Femmes de nationalité étrangère sans papiers en grande précarité économique ou en situation de transit pour embarquer sur un radeau de fortune vers l’Europe.

Si l’histoire de chaque femme est une histoire singulière, il faut admettre qu’elles partagent une représentation ambivalente et fragmentée d’elles-mêmes où se côtoient fatalisme (mektoub), et rébellion ou colère, sentiment d’injustices ou de victimisation et culpabilisation, exclusion et intégration. Elles montrent tantôt détermination, persévérance et défis, tantôt  lassitude, abandon et sentiment du néant. L’étude a pu relever que tout en exprimant souffrances et fragilités, elles ont transformé d’une manière ou d’une autre l’espace public extérieur en se l’appropriant et en considérant qu’il leur appartient au même titre que les hommes, tout en subissant ses violences et ses exclusions. Pour beaucoup, le domicile n’a pas été ce havre de paix que l’on imagine mais un endroit d’où « la vie s’est échappée », un lieu d’enfermement, de soumission et de violences multiformes qu’ont aggravés les dépendances économiques, l’indigence matérielle, le décrochage scolaire, le chômage prolongé, etc. D’après l’enquête, le dénominateur commun  à toutes les personnes rencontrées, restent les violences subies à différents âges du cycle de vie. En 2018, sur les 184 femmes qui se sont adressées à l’Unité d’accueil de l’association, 84,9% déclarent avoir été victimes d’une des formes de violence : physiques, psychologiques, sexuelles, économiques. En 2019, sur 182, 147 déclarent en souffrir contre 35, soit 80,7% contre 19,3% [Rapport BEITY 2019, se rencontrer, se raconter… Construire la citoyenneté]

Collection « Visages du vide », Olympus. Par Malek Khemiri

Longtemps taboues et « intériorisées » comme le corollaire « naturel » du statut social minoré des femmes, les violences psychologiques représentent la forme la plus fréquente mais la plus socialement intériorisées et banalisées (89%). Les violences économiques recoupent, dans divers cas, les situations de traite, de travail forcé, de servitudes et d’exploitation économique (18%).  Les plus fréquentes, sont le non entretien volontaire des enfants et l’abandon de famille qui les précipitent avec leurs enfants à charge dans le dénuement et la  détresse extrêmes. Les violences et les abus sexuels s’accompagnent le plus souvent des autres formes de violences (50%). Les femmes et en particulier les enfants en gardent un traumatisme indélébile et imprescriptible malgré les accompagnements en réhabilitation de soi et les soutiens psychologiques. Les violences physiques sont les plus fréquentes. Elles se manifestent sous toutes les formes d’agressions comme elles atteignent les proportions les plus importantes (50%) : coups, brulures, blessures, fractures, strangulations, empoisonnement, morsures. Les séquelles sont difficiles à panser et les femmes en gardent parfois les stigmates à jamais. Comme le révèlent nos chiffres, les auteurs sont les plus proches avec 50% de violences conjugales et 40% de violences familiales. Autour des agressions subies, le silence est toujours de règle comme on peut le constater à travers  ce fort pourcentage  (63%) de renonciation à la plainte.

Le droit au logement dans la cité face à la prégnance du patriarcat

En dépit des avancées juridiques en matière de droits civils, économiques, sociaux et culturels, le système constitutionnel tunisien ignore la prescription explicite du droit au logement décent, sur lequel le Constituant a gardé un silence lourd de conséquences. Il faut avouer que  partout, ce droit  a mis du temps à se hisser au rang de droit fondamental. Droit créance à la charge des pouvoirs publics, c’est au droit international des droits humains qu’il doit sa progressive et décisive consécration. Quant à la constitutionnalisation du droit au logement, le débat reste vif entre ses tenants et ses opposants.

Le problème du logement et de l’habitat est crucial pour une grande frange des Tunisiens et des Tunisiennes comme le rapporte le ministère de l’Equipement  lui-même dans une étude stratégique de 2015 intitulée « Vers une nouvelle stratégie de l’habitat »[5] . Celle-ci pointe les déséquilibres structurels entre l’offre de logements et les besoins des couches sociales que traduit  l’aberration « d’un parc de logements vacants, passée à 17% soit 560000 logements en 2014  et dont les facteurs sont : la lente progression de la promotion immobilière exclusivement orientée vers les segments moyens à supérieurs de la population, le déclin des opérateurs publics (SNIT et SPROLS), le faible engagement de la promotion privée dans le logement social, l’insuffisance significative de la production de parcelles aménagées à l’auto-construction. A cela s’ajoute une hausse soutenue des prix du logement qui contribue à son tour à l’exclusion des ménages les plus précaires.

Collection « Visages du vide », Olympus. Par Malek Khemiri

En réalité, l’offre sociale s’est heurtée à son inadéquation aux catégories moyennes et à faibles revenus du fait des difficultés d’accès à l’autofinancement du crédit-logement, aux problèmes de « solvabilité » des acquéreurs et de ciblage des bénéficiaires potentiels. Il s’est avéré que le programme national spécifique aux logements sociaux, qui privilégie la formule « location vente », ne satisfait que 5,4% des demandes d’acquisition d’un logement décent type 50m2 ou 70m2.  C’est dire les défaillances du système que n’arrivent pas à juguler les programmes d’aide, épars entre différents ministères. Quelle est la réalité de ce droit pour les femmes et quelles sont les reconfigurations spécifiques aux situations de vulnérabilités économiques et sociales ?

Quatre principaux régimes juridiques sont mobilisables : la pension de logement en cas de divorce unilatéral ou pour préjudice (loi n° 81-7 du 18 février 1981), le régime facultatif de la communauté des biens entre époux ( loi n° 98-94 du 09/11/1998),  le droit au maintien au domicile conjugal  de la femme divorcée titulaire de la garde des enfants mineurs (loi n° 2008-20- du 4 mars 2008), l’ordonnance de protection en cas de violences conjugales (loi n° 2017-58). Les pensions alimentaires et de logement représentent en pratique le plus grand motif d’action en justice. Elles dénotent de la très grande précarité et de la dépendance économique des femmes mariées ou divorcées, gardiennes de leurs enfants mineurs. Otage du système de la division sexuelle des rôles et des  attributs – l’époux étant « chef de famille » sur qui pèse le devoir d’entretien de la famille- elles se retrouvent pourtant seules  à prendre en charge des enfants mineurs, dépourvus parfois du minimum vital. Portées devant le juge cantonal, les actions ont pour objet la fixation du montant de la pension alimentaire et de logement, et parfois sa révision en augmentation. Les sommes accordées sont souvent dérisoires allant de 150 DT à 200 DT. Elles peuvent donner lieu, en cas d’inexécution et après signification du jugement civil,  à de nouvelles actions au pénal pour abandon de famille (ihmal îyal) ouvrant en principe à leur tour droit au Fonds de garantie alimentaire et de la rente de divorce, institué en 1993 (Loi n° 1993-0065 du 5 juillet 1993).

Collection « Visages du vide », Olympus. Par Malek Khemiri

Confié  à la CNSS, le Fonds semble pâtir, depuis au moins deux ans, de la crise qui frappe les caisses de sécurité sociale. Quant à la communauté des biens (principalement le domicile conjugal), son applicabilité semble affectée aussi bien par les incohérences internes de la loi que par le défaut de sa mobilisation par les couples de revenus moyens. L’enquête réalisée en 2010 par le Centre de Recherche de Documentation et d’Information sur les Femmes (CREDIF) «  La gestion des biens entre époux et la répartition du budget dans le couple vivant dans le Grand Tunis » montre à l’évidence qu’elle ne concerne pas les couples de revenus faibles des quartiers populaires[6]. Il en est de même du droit au maintien au domicile qui se heurte aux structures de la propriété foncière, aux pratiques d’indivision des biens et aux modes d’habitat de type communautaire. Enfin, la loi 58-2017 contre les violences à l’égard des femmes prévoit diverses mesures de protection, notamment, les mesures conservatoires d’éloignement de l’agresseur avec le maintien de la victime au domicile conjugal et éventuellement, l’hébergement, le droit à réparation. S’il est encore trop tôt pour évaluer l’effectivité de ces mesures, l’on peut émettre quelques doutes sur leur efficacité tant le domicile reste inscrit dans le patrimoine de la famille de l’agresseur. « Y rester, c’est mourir », explique une femme. La rue est plus clémente. Dans l’éventail de la vulnérabilité, le cas des mères célibataires «figure emblématique de la monoparentalité» est des plus symptomatiques des stigmatisations et des disqualifications sociales. Non seulement elles sont exclues du domicile par le groupe familial, mais plus redoutablement encore, ne peuvent aspirer à un logement locatif sécurisé des intrusions et des agressions. Car l’expérience de la maternité célibataire – au demeurant diversement vécue par les femmes-, transgresse la loi du genre et bouleverse les schèmes sociopolitiques de la famille. Proclamée cellule de base de la société dans  la constitution du 27 janvier 2014, la famille tunisienne s’est construite à l’indépendance sur le modèle d’une famille légitime, conjugale et autocrate à l’image du politique dont elle devait être la servante, soudée par le mariage, la dot, le devoir conjugal, la paternité et la filiation autour de la figure d’un mari-chef de famille, de sa prééminence et de ses prérogatives, impliquant jusqu’en 1993, le devoir d’obéissance de l’épouse.

Force est donc de constater l’irréductible connivence des systèmes juridiques, économiques, sociaux et culturels concernant le déclassement et la disqualification sociale des femmes ainsi que leur différenciation sur l’échelle des valeurs sociales. Se renforçant et s’alimentant les uns les autres, ils institutionnalisent  la « dépendance » et reproduisent les inégalités jusqu’à l’exclusion du droit de cité.

Condensé de « Figures de la précarité urbaine au féminin. L’expérience du centre d’hébergement », extrait de l’ouvrage collectif « Droit, humanité et environnement. Mélanges en l’honneur de Stéphane Doumbé-Billé », coordonné par Michel Prieur et Ali Mekouar. Bruylant, 1/2020.

Notes

  • [1] INS, http://www.ins.nat.tn/fr/themes/population. Estimations de la population au  1er/07/2017.
  • [2] Samusocial International, Rapport sociodémographique et d’analyse situationnelle des problématiques d’exclusion. Les personnes vivant en rue rencontrées dans le Grand Tunis, 2019.
  • [3] DOUVILLE Olivier, « Le clinicien face à la précarité », Figures de la précarité et de la marginalité au féminin, Séminaire international du 8 mars 2014, BEITY, Tunis, Nadhar, 2014, pp.95-106
  • [4] BEITY, Femmes en errance, femmes sans abri. Figures et récits de vie, Tunis, Beity, Cérès éditions, 2014.
  • [5] République Tunisienne, Ministère de l’équipement, de l’Habitat et de l’aménagement du territoire, Vers une nouvelle stratégie de l’habitat, Tunis, Mai  2015, p.5
  • [6]CREDIF, La gestion des biens entre époux et la répartition du budget dans le couple vivant dans le Grand Tunis, Tunis, CREDIF, 2010.