Bou Hedma constituerait le plus grand laboratoire d’introductions d’espèces supposées avoir habité la Tunisie. Après sa création en 1980, on a assisté à l’introduction des antilopes oryx et addax, de l’autruche et de la pintade de Numidie, en plus de la gazelle dama. Après plusieurs années de séparation entre les trois zones de protection intégrale du parc de Bou Hedma, on a créé des corridors de communication entre elles. Les animaux se sont dispersés entre les trois zones, mais, en 2011, les habitants de la région se sont attaqués aux clôtures de la seconde zone et l’ont utilisée comme terrain de parcours. Par conséquent, les deux zones (1 et 3) se sont trouvées à nouveau séparées, puisque la seconde zone n’existe plus !
A l’époque, le troupeau de gazelles dama comptait une vingtaine de bêtes. Le braconnage qui s’est abattu sur la zone 3 a ciblé les grands animaux qui s’y trouvaient, particulièrement les antilopes et les gazelles. Ce qui restait après l’arrêt des missions macabres des braconniers ne pouvait pas assurer le renouvellement de la population. A notre connaissance, aucune mesure n’a été prise à l’encontre des contrevenants. La seule certitude est que la population de gazelle dama a entièrement été décimée. Précisons qu’il s’agit de la seule population en Tunisie, car l’espèce a été introduite d’Espagne.
Cette disparition laisse des questions encore sans réponse convaincante : sur quelle base a-t-on introduit la gazelle dama en Tunisie ? Comment suit-on et gère-t-on des populations maintenues en semi-captivité, avec des effectifs réduits ?
La première question n’est pas anodine, simplement parce qu’il n’existe pas de trace écrite sur la présence de cette espèce en Tunisie. Les individus à partir desquels la population a été reconstituée en Espagne provenaient du Sahara Occidental qui était une colonie espagnole. C’est dans les années 1970 que 17 individus de cette espèce ont été transférés de la région du Rio de Oro à Almeria pour la sauver. Entre le Sahara Occidental et la Tunisie, l’espèce n’est pas connue, au moins en Algérie1. Au Maroc, la présence ancienne de l’espèce date de la première moitié du XXème siècle, et les chances de survie de populations relictuelles sont très faibles.2
L’introduction de la gazelle dama à Bou Hedma s’est basée sur deux hypothèses :
- Que l’espèce vit dans ses habitats naturels dans des savanes d’acacia, ce qui n’est pas vrai (voir Cuzin, 2003),
- Qu’une mosaïque dans la région représente des gazelles pouvant correspondre à des gazelles dama. Cette dernière hypothèse est difficilement soutenable, simplement parce que les mosaïstes de l’époque romaine ne dessinaient pas des figures représentant fidèlement des animaux vivant dans la région, en plus du fait que les images prêtent à plus d’une interprétation (voir Figure 2).
Les données disponibles sur les effectifs de la gazelle dama (Figure 3) montrent que la présence de l’espèce en Tunisie n’a pas dépassé les trente ans, preuve que tout effort de conservation ne peut être envisagé que sur le long terme. Les mêmes données montrent que les introductions ont eu lieu à plusieurs reprises, sans donner les raisons d’ajout de nouveaux individus après ceux introduits auparavant.
Ces données ne permettent pas d’expliquer les variations interannuelles des effectifs, notamment le bond qui a eu lieu en 1993 (année pluvieuse ?) ou la chute des effectifs qui a commencé à s’opérer dès 2004 (saturation du milieu, effet de la prédation, sécheresses prolongées… ?). Remarquons à ce propos que les tendances des baisses ne sont pas enregistrées pour les mêmes années pour les différentes espèces aux données disponibles (non montrées ici), ce qui suppose une différence des paramètres explicatifs de ces tendances pour les différentes espèces présentes au parc.
Nous disposons néanmoins de quelques données concernant les causes de la mortalité des gazelles dans le parc. (Figure 4). Cette figure montre que la principale cause de mortalité est la prédation par le loup gris africain (anciennement connu sous le nom de chacal ; n = 28), et que la seconde cause est les accidents (n = 5). Par accident, il est ici entendu des collisions contre les clôtures du parc, lorsque des animaux ont voulu y sortir !
La sortie ou le désir de sortie des animaux s’explique par leur désir de chercher des habitats optimaux ou aussi pour d’autres raisons, tels que la recherche de ressources alimentaires adéquates non disponibles sur place ou raréfiées à cause de la sécheresse par exemple. D’autres raisons pourraient expliquer ce désir de sortie, tels que l’évitement de la compétition avec les autres espèces présentes, ou encore la fuite des prédateurs.
Parmi les paramètres fondamentaux qui conditionnent la présence de cette gazelle dans le parc, nous pouvons citer :
- la nature et le volume des ressources disponibles sur place (ressources alimentaires) ;
- les effectifs maximaux que la surface de l’aire protégée peut supporter (densité optimale) ;
- la structure génétique de la population sur place et son état de santé (des inconnues) ;
- le type d’interaction que peut entretenir l’espèce avec ses congénères et les autres populations d’herbivores. Ceci est fondamental, car il peut aboutir à une exclusion compétitive, comme il peut affecter la dynamique de reproduction de l’espèce ;
- la stratégie de lutte contre la prédation. Ce facteur est essentiel, car il n’a jamais été envisagé. La preuve étant l’absence de données sur les prédateurs potentiels de cette espèce ! La gestion des populations introduites revient finalement au suivi de leurs effectifs, mais également de ceux de leurs prédateurs. Malheureusement, cette donnée est absente.
Lorsque les espèces introduites sont toutes herbivores et/ou granivores, il est donc normal que cela affecte la dynamique des populations des prédateurs, en l’occurrence le loup gris africain dont il sera question ci-après. Certaines années, des opérations d’empoisonnement de ce prédateur ont eu lieu dans le parc. Aucune donnée n’est disponible sur les effectifs tués et font surgir d’autres questions : les poisons utilisés étaient-ils spécifiques, sinon, quel était leur impact sur les autres populations de prédateurs, charognards et décomposeurs ? Quand et où ces empoisonnements ont eu lieu ? Pourquoi utiliser des produits toxiques dans un parc supposé ne pas en contenir ? S’il fallait réduire les effectifs des loups par exemple, pourquoi ne pas avoir procédé à leur piégeage ?
La seule disparition ?
Bou Hedma constituerait le plus grand laboratoire d’introductions d’espèces supposées avoir habité la Tunisie. Bref, après sa constitution en 1980, on a assisté à l’introduction des antilopes oryx et addax, de l’autruche et de la pintade de Numidie, en plus de la gazelle dama. La première espèce à avoir disparu du parc est la Pintade de Numidie qui n’a pas résisté à la pression des prédateurs. Nous ne disposons malheureusement pas de données concernant les effectifs introduits et leur évolution, ainsi que les causes de la disparition de l’espèce.
Cependant, des données concernant l’autruche sont disponibles (Figure 5). L’évolution des effectifs de l’espèce montre clairement deux phases : la première, entre 1986 et 1990 où on a assisté à une augmentation des effectifs, suivie par un déclin continu jusqu’en 2008, date où les données s’arrêtent. Le pic des effectifs a-t-il été atteint lorsque le milieu a été saturé, c’est-à-dire qu’il ne peut pas supporter des effectifs supplémentaires, ou que d’autres facteurs ont pris le relais pour que la population amorce un déclin continu ?
Sans entrer dans les détails, dans la zone 1, les autruches n’existent plus depuis quelques années déjà…
Un autre exemple est celui de l’introduction du serval au parc d’El Feidja. Aucune donnée n’est disponible sur le sort des individus qui y ont été introduits. Sont-ils restés dans le parc et ses environs ? L’espèce a-t-elle survécu ? Les individus introduits au parc se sont-ils disséminés dans la région ou dans les pays voisins ?
Conclusions et interrogations
Avant de conclure, constatons d’abord que toutes les opérations d’introduction, de réintroduction et de translocations de populations de différentes espèces n’ont pas été suivies par des chercheurs, pour tirer les leçons nécessaires de ces interventions, et surtout pour mieux connaître les espèces objet de conservation.
L’essentiel du suivi des espèces est assuré par des équipes étrangères qui n’ont pratiquement pas de relation avec les milieux académiques tunisiens. Chacun se défend de son côté, et il est dommage que des compétences nationales n’aient pas été formées. Sommes-nous dans un cas qu’on peut qualifier de « conservation coloniale » ?
Pour tirer les leçons nécessaires de ce qui vient d’être présenté plus haut, disons que :
- La conservation des espèces vivant en Tunisie se doit d’être envisagée à long terme ;
- Le suivi régulier des interventions dans la structure des populations maintenues en semi-liberté est une nécessité, et non un luxe. Pour y parvenir, il n’y a d’autre solution que d’intégrer des biologistes dans les structures chargées de la conservation dans le pays ;
- La gestion des populations conservées se doit elle aussi d’intégrer la structure génétique de ces populations, afin d’assurer leur maintien sur le long terme ;
- Les notions fondamentales liées à la biologie et l’écologie des populations et leur dynamique au fil du temps se doivent d’être recueillies régulièrement ;
- Les informations disponibles chez l’administration doivent être rendues publiques. A quoi servent-elles si elles ne sont pas l’objet d’études et d’analyses ?
- Il y a un besoin urgent pour un dialogue ouvert entre conservateurs, scientifiques et associations intéressées par ces problématiques, afin d’assurer une meilleure conservation des espèces. Clôturer et interdire est une formule dépassée par le temps.
Notes
- En période de confinement, les données présentées ici le sont de mémoire, car notre documentation ne nous est pas accessible, donc nous ne pouvons pas vérifier avec certitude certaines informations.
- Cuzin F., 2003. Les grands Mammifères du Maroc méridional (Haut Atlas, Anti Atlas et Sahara): Distribution, écologie et conservation. Thèse EPHE, Université Montpellier II, 310 p. + annexes
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