Cloîtrés chez eux, les citoyens sont matraqués par un flot continu de nouvelles parfois contradictoires. Il devient difficile pour le profane d’y démêler le vrai du faux. Nous avons observé avec étonnement des scènes où des citoyens s’opposaient à l’enterrement de malades décédés du Coronavirus dans leur cimetière. Faut-il voir dans ces scènes de panique et de peur, totalement inouïes, juste un problème d’inculture ?
Une idée naïve de la Science
La pandémie a mis au-devant de la scène la Science et le quotidien des chercheurs. Le grand public a souvent une vision mythifiée de la recherche scientifique, faite de grandes découvertes et l’œuvre de géniaux scientifiques solitaires.
L’épistémologie et l’histoire des sciences nous ont appris, que la Science moderne n’est pas un long catalogue de vérités absolues ou d’assertions irréfutables. Comme disait le sociologue italien Vilfredo Pareto « L’histoire des sciences est un cimetière d’idées fausses ». Le doute est toujours de mise. D’ailleurs, c’est par les controverses que la Science avance. La philosophie des sciences nous montre que les controverses font partie du fonctionnement normal de la Science.
Le système éducatif tunisien n’a pas accordé beaucoup d’importance aux sciences humaines et à l’épistémologie, notamment dans les filières scientifiques. Il en découle une vision naïve et dogmatique de la Science, même chez un public éduqué, ayant fait des études supérieures. Ainsi, on apprend qu’un mystérieux Professeur Kammoun venait de découvrir un remède miracle contre le Covid-19, la nouvelle est relayée par des milliers d’internautes et a même piégé le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki.
Théories du complot et biais cognitifs
Le manque d’éducation à l’esprit critique et aux médias a fait le lit des théories du complot les plus loufoques. Le Covid-19 serait un virus de fabrication chinoise pour saboter l’économie américaine. Et puis on nous dit qu’il s’agit d’une création américaine visant à appuyer les efforts de Donald Trump dans sa guerre économique contre la Chine. Et enfin, cerise sur le gâteau, le covid-19 aurait été produit par l’Institut Pasteur de Paris sous forme de brevet. A l’origine de cela, une vidéo diffusée par un internaute français, qui a enflammé les réseaux sociaux, obligeant l’Institut Pasteur de Paris à réagir.
Bien entendu, un examen minutieux de ces théories conspirationnistes montre qu’elles défient la logique et toute rationalité. Et pourtant, ces fausses nouvelles ont été partagées par des millions d’internautes, dont de nombreux ont suivi des études supérieures. Pourquoi ces fake news suscitent tant d’adhésion malgré leur inexactitude ? La psychologie cognitive et la psychologie sociale nous fournissent quelques pistes pour comprendre pourquoi les réseaux sociaux sont une caisse de résonnance pour les théories du complot.
La mémoire humaine est limitée. Nous sommes exposés à une quantité énorme d’informations que notre cerveau rationnel ne peut intégrer convenablement. Il opère alors un tri cognitif de ces informations. Notre cerveau est plutôt attiré par les informations à charge émotionnelle négative (peur, colère, tristesse…). Pour survivre à un environnement hostile, l’évolution a doté le cerveau humain de réflexes de raisonnement simples et rapides, basés sur une évaluation de ce que nous disposons comme informations. Ces estimations rapides mènent parfois à des erreurs de jugement, appelés « biais cognitifs », qui expliqueraient l’acceptation des théories du complot et des fausses nouvelles. Les psychologues cognitivistes ont identifié quatre biais cognitifs :
Le biais de confirmation : Nous attribuons plus d’importance à des informations qui nous confortent dans nos croyances et nos opinions, et nous avons tendance à évacuer les arguments qui les contredisent. Il devient difficile de changer d’opinion même si une nouvelle information venait l’invalider.
Le biais des modèles : une information rapportée soit par une personne prestigieuse et considérée comme experte, soit par une personne qui nous ressemble sera plus facilement considérée comme exacte et approuvée. Ce biais expliquerait le crédit qu’accorde une partie de nos citoyens à certaines personnalités médiatiques, y compris celles qui jouent un rôle non négligeable dans la diffusion des fausses nouvelles.
Le biais d’intentionnalité : c’est la croyance au fait que rien n’arrive par hasard, et que tout événement a une cause. Ce raisonnement augmente notre crédulité face aux théories du complot qui renferment toutes des desseins d’intentions malveillantes. Les biologistes attribuent au hasard un rôle majeur dans la génération de mutations dans le monde du vivant. Celles-ci permettent aux virus de franchir la barrière des espèces, et de s’adapter à ses hôtes. Or, les tenants du conspirationnisme voient derrière ce nouveau virus Covid-19, une main humaine malintentionnée.
L’effet de Dunning-Kruger : ce biais, appelé aussi « effet de surconfiance », stipule que les personnes non qualifiées ont tendance à surestimer leur niveau de compétence, ce qui ne les incite pas à chercher des preuves supplémentaires pour vérifier l’exactitude d’une nouvelle. Récemment, le Professeur Luc Montagnier, l’un des codécouvreurs du virus du SIDA et prix Nobel de Médecine 2008, émet l’hypothèse que le SARS-CoV-2 est un virus chinois sorti du laboratoire avec de l’ADN du VIH (virus du SIDA).
Depuis le début de l’épidémie, cette théorie circule mezzo voce. Toutefois, les prises de position précédentes du Pr. Montagnier se sont révélées souvent hasardeuses. Ses déclarations sont à prendre avec des pincettes. La bêtise n’épargne pas les hommes de Science. Depuis des années, ce prix Nobel travaille plutôt sur des sujets qui relèvent plus des pseudosciences (la mémoire de l’eau, la téléportation de l’ADN, etc.) que de la véritable Science, il défendait des positions sans fondement scientifique solide. Ses égarements lui ont valu la réaction vive d’une quarantaine de Prix Nobel, qui dans une lettre adressée au président du Cameroun, protestaient contre sa nomination à la tête d’un laboratoire de recherche de ce pays en 2012.
Le prestige dont bénéficie Luc Montagnier (Prix Nobel) rend sa parole crédible aux yeux du grand public, ce qui apporte de l’eau au moulin des adeptes des théories du complot. D’où l’importance d’une vigilance épistémologique de la part de tous ceux qui suivent l’actualité scientifique.
Communiquer sur des savoirs non stabilisés
L’émergence du SARS-CoV-2 est un épisode inédit dans l’histoire des épidémies. Médecins infectiologues, virologues et épidémiologistes commencent à découvrir ce virus qui est loin d’avoir livré tous ses secrets. La médiatisation du travail des scientifiques a permis au grand public de découvrir une bonne part d’incertitude dans ces recherches. Les connaissances sur ce virus sont en cours de construction et ne sont pas suffisamment stabilisées. Cela rend la communication délicate et source de malentendus et d’incompréhensions. Les résultats scientifiques ont certainement des conséquences sur la gestion sanitaire et politique des risques inhérents au Covid-19. On voit bien que les recommandations de l’OMS changent en fonction des nouvelles données scientifiques.
Un recul épistémologique rend plus compréhensible les divergences entre scientifiques sur les attitudes à prendre vis-à-vis de la pandémie (la survie du virus dans l’air ou sur les surfaces solides, efficacité des traitements anti-Covid-19, etc.). Les scientifiques ont besoin de temps pour valider leurs résultats, alors que les gouvernements doivent gérer dans l’urgence des crises sanitaires graves. De leur côté, les citoyens s’impatientent et s’enthousiasment pour la moindre lueur d’espoir. Entre enthousiasme et scepticisme, la controverse sur la chloroquine est un cas d’école en la matière.
Nous sommes assaillis par un ensemble hétéroclite d’informations et il y a de quoi déconcerter le citoyen lambda. Ce dernier cède facilement à la désinformation, ne possédant pas les outils intellectuels pour décrypter une actualité scientifique aussi foisonnante et compliquée. Evidemment, tout le monde n’a pas les clés pour comprendre les rouages de la Science. Faut-il imputer cela à un illettrisme scientifique et/ou à un manque de médiation scientifique ?
Nécessité d’un journalisme scientifique
Au cours des dernières semaines, nous avons vu défiler sur les plateaux des chaînes de télévision plusieurs médecins et scientifiques. Les interventions de ces experts tournaient autour de l’importance du respect du confinement et des simples mesures d’hygiène. Leur usage d’un vocabulaire très technique rend parfois leurs explications scientifiques inintelligibles pour un public de non-initiés. Certains médecins ont évité de s’étendre sur le sujet de la chloroquine, arguant qu’il s’agit d’un débat de spécialistes.
Nos scientifiques sont très bien formés à la communication entre pairs dans des conférences et des séminaires, mais peu habitués à vulgariser leurs travaux au grand public. Quelques journalistes tentent tant bien que mal de vulgariser les connaissances scientifiques sur le SARS-CoV-2., alors que certains chroniqueurs s’improvisent experts touche-à-tout. Plusieurs médias tunisiens et journaux électroniques ont relayé l’information que le laboratoire de microbiologie de l’hôpital Charles Nicolle venait de « découvrir » la séquence d’ARN (Acide Ribonucléique) du virus covid-19.
Il s’agit certes d’un exploit scientifique, mais pas d’une découverte. La séquence d’ARN du SARS-CoV-2 est connue par les chercheurs chinois depuis le début de l’épidémie. L’équipe tunisienne a réalisé un séquençage du génome viral afin de le comparer aux souches circulant dans le monde. Les scientifiques tunisiens utilisent le séquençage des acides nucléiques, depuis près de 20 ans, et ladite équipe a déjà effectué auparavant des séquençages de génomes viraux comme celui du virus du SIDA. Cet exemple illustre bien la confusion que font certains journalistes entre les activités routinières des chercheurs, comme le séquençage génomique, et les découvertes scientifiques.
Peu familiers des questions scientifiques, la plupart des journalistes sont plutôt habitués à traiter l’actualité politique, sociale, économique et culturelle. En pleine pandémie du SARS-CoV-2, la chasse aux fake news occupe déjà plusieurs journalistes. C’est eux qui possèdent généralement les meilleures compétences en littératie de l’information. La communication des résultats scientifiques exige un effort intellectuel d’un autre genre, nécessitant la compréhension des conditions de la production du savoir et la maîtrise des bases méthodologiques et épistémologiques de la recherche scientifique.
Il me semble plus que nécessaire de réfléchir à un parcours universitaire de journalisme scientifique et de médiation scientifique, qui pourrait créer des passerelles entre la communauté scientifique et la société. Une formation universitaire qui permettrait à la fois aux scientifiques de s’initier aux outils de la communication et de la médiation scientifique, et aux journalistes de s’initier aux méthodes scientifiques, à l’édition scientifique, à la philosophie des sciences, aux enjeux politiques et éthiques de la Science.
Les scientifiques tunisiens sont plutôt occupés à avancer dans leurs recherches et leurs carrières, plutôt qu’à partager leurs connaissances avec le grand public. Il est temps qu’ils se consacrent un peu plus à la vulgarisation et à la médiation scientifique. Les journalistes scientifiques pourraient très bien jouer un rôle de passeurs entre Science et citoyens, et exercer une veille intellectuelle sur les travaux des scientifiques.
Notre civilisation moderne s’est construite sur la Science et ses implications techniques. Le grand public profite des produits de la Science mais ignore les racines intellectuelles de celle-ci. Cette pandémie du SARS-Cov-2 a remis à l’ordre du jour l’importance du rôle qu’occupe la Science dans la société. Notre salut en dépendra forcément. Chercheurs et journalistes devraient conjuguer leurs efforts respectifs afin de contribuer à bâtir une société du savoir, et clouer au pilori les charlatans, les pseudoscientifiques et tous ceux qui professent l’irrationnel.
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