L’historien Adel Ltifi

Nawaat : Qui sont les Fellagas présentés dans le feuilleton ?

Le mot le plus utilisé à l’époque était « les combattants » ou « les révolutionnaires ». Cette désignation est apparue après. Ces résistants ont été actifs entre 1952 et 1954. A l’époque, la France, sortie affaiblie de la deuxième guerre mondiale, a voulu réaffirmer sa domination sur les colonies pour redorer son blason. Elle a essayé ainsi d’imposer « des réformes », ce qui attisé la colère des populations et a propulsé ainsi la résistance armée. Il y a eu d’autres phases de résistance armée bien avant. Je cite notamment le soulèvement des tribus tunisiennes en 1881 contre les Français au début de la colonisation française ou d’autres révoltes entre 1914 et 1916 au Sud-Ouest.

La résistance armée la plus structurée s’est manifestée en 1954 et non en 1948 comme le prétend le feuilleton. La résistance armée a commencé dans les villes avec l’exécution de Tunisiens qui ont accepté de participer aux élections municipales organisées par la France, atteignant même le cercle de Lamine Bey. Après l’assassinat de Farhat Hached en 1952 et la multiplication des arrestations, les villes ont été assiégées et l’action politique ou syndicale et les contestations populaires étaient difficiles à mener.

Qui sont les figures de ce soulèvement armé ?

Face au siège des villes, la résistance a gagné les régions intérieures, plus aptes à agir. Elle s’attaquait aux patrouilles et casernes de l’armée ou exécutait des personnalités tunisiennes ayant collaboré avec le colonisateur. Parmi ses leaders, il y avait Mourad Boukhris, chargé de lever une armée près de Tripoli, Lazhar Chraïti à Gafsa, Taher Lassoued à Sbeitla, Sassi Lassoued au Kef, Caïd Lajimi au centre, Hassen Ben Abdelaziz au Sahel. On parlait même d’une armée de libération tunisienne. Il faut signaler que beaucoup d’entre eux ont participé dans des combats en Syrie ou en Palestine et ont su exploiter leur expérience en matière militaire pour lever des armées.

Les acteurs Issa Harrath et Bassem Hamraoui dans “Galb Edhib”

Comment a été déclenchée la résistance tunisienne contre la colonisation française ?

Dans des pays colonisés comme la Tunisie ou le Maroc, la résistance armée n’était pas le premier recours contre le colonisateur, et ce contrairement à ce qui s’est passé en Indochine ou en Algérie. Dans la plupart du temps, il y avait une complémentarité entre le militantisme politique et le militantisme armé. On aboutissait  généralement à l’indépendance grâce aux négociations comme en Tunisie et au Maroc. Ce qui diffère de la situation en Algérie, où il y avait un nombre très important de colons, attisant l’affrontement avec la population locale. Alors qu’en Tunisie et au Maroc, on parlait de colonialisme de gestion des ressources plus que d’un colonialisme d’occupation comme c’est le cas en Algérie.

Dans la plupart des pays colonisés, les premières formes de résistance se traduisaient par des soulèvements populaires armés spontanés comme en Tunisie en 1881, au Maroc sous l’égide d’Abdelkrim al-Khattabi ou en Algérie, chapeautée par l’Emir Abdelkader. Avec les changements démographiques et sociétaux, l’activisme a gagné les villes essentiellement à travers les partis politiques et les syndicats. C’est ainsi qu’on a assisté à des soulèvements populaires comme les émeutes du Djellaz ou les événements du 9 avril 1938.

Le feuilleton évoque les liens entres les résistants algériens et les résistants tunisiens. Qu’en-t-il de cette collaboration ?

On évoque en effet l’Algérie alors que la révolution algérienne a commencé en 1954. Même si on se réfère à la fausse date de 1948, à l’époque, la France était affaiblie par la deuxième guerre mondiale. Et il n’y avait pas de direction politique structurée en Algérie pour diriger la résistance comme ce fut le cas par la suite à travers l’armée de libération nationale. En face, la France ne menait que des actions de répression sporadiques en Algérie.

La Tunisie a été au centre des combats entre les Alliés et l’Axe et a profité des armes laissés après. On peut dire que la résistance en Tunisie était tuniso-tunisienne au niveau politique, au niveau des hommes, des armes et des perspectives. Elle était menée en étroite coordination entre les leaders du parti destourien et les leaders locaux.

Les acteurs Fethi Haddaoui et Ahmed Landolsi dans “Galb Edhib”

L’apport des fellagas était-il plus important que celui des politiques ?

La résistance politique est antérieure à la résistance armée avec la constitution du parti du Destour dès 1920 d’Abdelaziz Thâalbi puis du nouveau Destour ainsi que la création de l’UGTT. Il faut analyser l’histoire tunisienne à l’aune d’autres expériences. En Tunisie comme ailleurs, il n’y a pas de résistance armée sans couverture politique. Le recours aux armes n’est pas un but en soi mais un moyen. La résistance armée est complémentaire de la résistance politique. En réalité, la résistance politique déstabilise plus le colonisateur quand elle est sous l’égide de leaders jouissant d’une aura à l’international surtout après la deuxième guerre mondiale avec la création de l’ONU et l’émergence d’une opinion publique internationale soutenant les mouvements d’auto-détermination. C’est ainsi que le dossier de la Tunisie a été présenté à l’ONU en 1952. La résistance armée est aussi importante parce qu’elle était un moyen de pression épisodique. A certains moments, il fallait faire pression et c’était le rôle des combattants.

Quel rôle avait joué les combattants armés lors de l’indépendance ?

Après l’indépendance, les militants armés ont suivi chacun une trajectoire. Les uns ont intégré l’administration ou l’armée, d’autres comme Lazhar Chraïti ont suivi la ligne de Ben Youssef mais il n’y avait pas de destination commune. La faute de Bourguiba est d’avoir marginalisé ces leaders régionaux qui auraient pu constituer une ceinture populaire autour de l’Etat post-indépendance et de la construction de l’identité nationale. Des personnalités qui auraient pu après faire front commun contre les courants conservateurs émergents.

Comment expliquer les erreurs historiques de ce feuilleton ?

Pour écrire un roman d’amour pendant une guerre, il faut lire sur cette guerre, comme sur l’histoire du pays. On ne peut pas recomposer l’histoire à sa guise et si on veut le faire autant la présenter à la lumière des débats actuels sur l’Etat national et sa rationalisation, remis en cause par des courants infra-nationaux prônant le régionalisme et supra-nationaux croyant en l’Oumma arabo-musulmane et non pas à l’Etat-nation.

Autres erreurs historiques ayant un arrière-fond populiste, le fait de présenter la vie des résistants à la ville comme une vie de luxure et la vie dans les régions intérieures comme étant toujours miséreuse. Alors que dans certains quartiers dans les villes, les gens étaient plus précaires que dans certaines campagnes.  Il y a aussi les tenues des résistants non adaptées à celles de l’époque. Au final, c’est un feuilleton pétri d’erreurs, bâclé et qui a l’air de s’inspirer des statuts publiés sur Facebook et non pas de lectures historiques.