Memmi fait partie de ces monuments intellectuels que la Tunisie lègue en héritage à l’Humanité toute entière. Nous nous devons de lui rendre un hommage honnête à la hauteur de la sincérité et la pluralité de son œuvre. Nous n’avons donc pas le droit de tomber dans une apologie vide de sens célébrant le Tunisien qui a fait la gloire de la Tunisie dans le monde tout en ignorant sa pensée réelle. Nous sommes quelques Tunisiens à s’en être abreuvé, à l’avoir digéré, à avoir rompu le jeûne de l’indigence intellectuelle sur le sujet du racisme et du colonialisme avec son Portrait du colonisé et du colonisateur. Je vous propose dans ce papier une synthèse d’un pan de sa pensée, une véritable ode au pluralisme et à l’indifférence à la différence.
Car si la dictature nous a appris une leçon en termes d’Histoire culturelle c’est bien que nous sommes tous perdants de l’ignorance organisée et de l’indigence du récit unique. Le citoyen ignorant est un citoyen intolérant condamné au fatalisme impuissant ou à répéter les erreurs du passé. La pluralité des figures, des récits, des systèmes de pensées du passé est précisément ce qui nous permet de construire l’avenir d’une unité nationale qui comprenne en son sein le pluralisme des points de vue et des identités. Memmi incarne cette pluralité. Je vous propose de faire de cet hommage, de ces adieux à Albert Memmi, une occasion de donner corps à l’idéal de pluralisme à la tunisienne dont Memmi fut le chantre. Je nous en conjure, pour cette fois au moins, épargnons-nous la parabole du discours boursouflé, et disons le franchement de la coquille vide, de la « Tunisie plurimillénaire carrefour des civilisations méditerranéennes ouverte sur le monde ».
La grande cause de Memmi a été sa lutte contre le racisme qu’il a universalisé en lutte contre l’hétérophobie, la peur de l’Autre. Cette hétérophobie englobe aussi bien le racisme colonial, la judéophobie, le sexisme que le racisme édenté du colonisé contre le colonisateur (aussi appelé racisme anti-blanc). C’est dans son œuvre la plus connue, un essai théorique préfacé par Jean-Paul Sartre : “Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur” publié en 1957 et qui apparaît, à l’époque, comme un soutien aux mouvements indépendantistes qu’il la formalise. Cet essai est enrichi et complété dans son ouvrage Le Racisme, paru en 1994 alors qu’il est désormais émigré en France, naturalisé français et marié à une française.
Déchirement identitaire assumé
Albert Memmi, né le 15 décembre 1920 à la Hara, quartier juif populaire de Tunis à Tronja aux faubourgs de la Médina de Tunis, est un écrivain et essayiste juif tunisien de nationalité française. Aîné de 8 enfants, fils d’artisan bourrelier, n’ayant pas fait d’études religieuses, ce qui le classe, à la fois, parmi les plus modestes des indigènes urbains et des juifs tunisiens eux-mêmes subalternes des européens israélites. Son ascension sociale tient donc avant tout à son succès dans les études à l’Alliance israélite d’abord, et par la suite au lycée Carnot, lycée de la bourgeoisie indigène assimilée et des colons. Cette ascension sociale a été déjà comparée à une conversion, à la francité comme à une judéité occidentale normalisée par la France ainsi qu’à l’athéisme et l’idéologie des Lumières. Du déchirement suite à cette conversion, il tire tout autant une lucidité que n’ont pas toujours ceux qui ne sont que d’une communauté tout au long de leur vie, que les angles morts de ceux qui oublient un peu vite qu’eux non plus ne sont pas indemnisés contre les a priori.
Albert Memmi fut militant nationaliste tunisien (proche du Néo-Destour) comme il fut également adhérent à un mouvement sioniste de gauche marxiste (Ha-Shomer ha-Tsaïr). Il fut également romancier et dans son roman le plus célèbre, La statue de sel, il déclare : « Moi, je suis mal à l’aise dans mon pays natal et n’en connais pas d’autre, ma culture est d’emprunt et ma langue maternelle infirme, je n’ai plus de croyances, de religion, de traditions et j’ai honte de ce qui en eux résiste au fond de moi. Pour essayer d’expliquer qui je suis, il me faudrait un auditoire intelligent et du temps : je suis de culture française mais Tunisien (“Vous savez, l’art racinien, l’art français par excellence, n’est parfaitement accessible qu’aux seuls Français”) ; je suis tunisien mais juif, c’est-à-dire politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif mais ayant rompu avec la religion juive et le ghetto, ignorant de la culture juive et détestant la bourgeoisie inauthentique ». S’il se conçoit comme Tunisien juif, c’est aussi pour se mettre à équidistance de toutes les identités. Memmi prend soin de se distancier du colonialisme par sa condition d’indigène juif pauvre tout en admettant son éloignement de sa judéité religieuse par une francité et un athéisme acquis dans l’assimilation.
Pourfendeur d’un racisme “bain culturel”
Chez Albert Memmi, le racisme est avant tout le produit d’un « bain culturel » et s’impose à l’individu. L’individu est mis de côté, presque innocent de ce « fait social » car « en chacun, ou presque, il y a un raciste qui s’ignore ». Il faut comprendre cette analyse au regard de la lecture de l’époque qui ne tend à voir que le racisme des racistes, au sens de ceux qui expriment l’opinion la plus tranchée. D’ailleurs, Memmi intègre dans sa conception du racisme aussi bien l’« hésitation trouble », communément appelé aujourd’hui racisme ordinaire ou préjugé, que l’« attitude provocatrice » du raciste explicite ou politique. Et pour lui, les réunissent « des interprétations, des rationalisations de leurs attitudes et de leurs discours » racistes. Illustrant le racisme ordinaire, ou l’hésitation trouble, il qualifie la discrimination comme la simple gêne raciale de révélatrice : « celui qui refuse simplement de louer une chambre à un Noir et qui avoue son trouble même s’il le condamne, en voyant dans la rue un Noir avec une Blanche, songe confusément aussi à la pureté des femmes et à la peau des futurs enfants de la nation ». Dans cet extrait, Memmi pense comme enchâssés la race, la nation et le patriarcat. Le racisme ne se déclare pas dans l’acte raciste, ni dans un système abstrait, mais bien dans le sentiment d’une mise en danger de l’ordre racial inégalitaire.
Penseur de la différence
De même, le racisme ne naît pas dans l’insulte raciste mais simplement lorsque des « groupes humains sont caractérisés par des traits physiques spécifiques et des traits moraux particuliers qui les distinguent radicalement entre eux et qui sont transmis les uns et les autres par voie d’hérédité somatique ». C’est dans cette différence radicale que Memmi puisera le plus pour définir de façon cohérente le racisme et par la suite le concept d’hétérophobie : « le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression. ». Pour Memmi, si les différences sont bien réelles, elles sont exagérées afin de légitimer une oppression. C’est donc l’oppression d’un groupe qui pousse l’oppresseur à créer des groupes raciaux en rendant surdéterminant des différences au profit de l’accusateur et au détriment d’une victime.
Une fois ces groupes racisés définis, le racisme consiste en la « croyance qu’il existe entre [eux] une hiérarchie de valeurs : certains seraient supérieurs ou inférieurs aux autres » et que de ce fait il existerait « des droits particuliers de certains groupes humains à en dominer, utiliser ou exploiter d’autres. ». Ainsi, dans des sociétés universalistes comme la France ou la Tunisie qui ne reconnaissent pas de communautés autres que celle des citoyens et où le droit présenté comme relevant de l’intérêt général sert en réalité un groupe particulier. Memmi ajoute que « l’ensemble des groupes étant considérés comme naturellement déterminés et préparés les uns à occuper une place dépendante et à être exploités, les autres une place dominante et responsable ». Ainsi c’est dans la constitution même des groupes racialisés, que se construit leur inégalité sur le plan légal, social et politique. Les uns étant naturellement dominants car les seconds auraient besoin des premiers de par les défauts inhérents à leur différence.
La domination, chez Memmi, se double irrémédiablement du consentement et d’un racisme qui ne fait pas simplement système, mais société. S’il y a bien un profiteur et un perdant, ils sont tous également racistes car « le colonisé donne son assentiment troublé, partiel, mais indéniable ». Néanmoins, l’on peut regretter que Memmi s’interdit de penser à la résistance de la victime à cette idéologie raciste puisque selon lui « l’explication raciste est commode » ou qu’ « elle est trop tentante ». N’aurait-il pas été judicieux d’établir, une différence de nature autant que d’intensité dans l’adhésion à l’idéologie raciste selon qu’on en est la victime ou le bénéficiaire ?
Universalisant sa réflexion sur le racisme au delà de la race et du contexte colonial pour englober des sujets comme le sexisme, le racisme envers les immigrés, il définira le concept d’hétérophobie sur le même modèle : « L’hétérophobie pourrait désigner ces constellations phobiques et agressives, dirigées contre autrui, qui prétendent se légitimer par des arguments divers, psychologiques, culturels, sociaux ou métaphysiques, et dont le racisme, au sens biologique, serait une variante… Hétérophobie permettrait d’englober toutes les variétés de refus agressifs ».
La pensée de Memmi nous invite à adopter un regard singulièrement politique sur ce qu’il est convenu d’appeler la haine de l’Autre en nous intéressant davantage à la production de l’idéologie qui définit l’Autre en même temps qu’elle a pour projet de le rendre inférieur à nos yeux comme à lui-même. La manière qu’a Memmi d’appréhender la différence, sans faire la distinction entre différence naturelle, biologique ou imaginaire est ainsi des plus intéressantes pour détecter le racisme dès lors qu’il y a radicalisation, caricature, d’une différence réelle ou imaginaire. Cela permet de mettre le doigt sur la manière dont certaines différences font l’objet d’une fascination excessive. Toutefois, à contrario de Memmi, je pense qu’aucun groupe humain n’avale dans sa totalité ni indéfiniment les couleuvres de la propagande de l’oppresseur et qu’arrive irrémédiablement un jour où le dominé, la minorité, la victime revendique sa dignité via une image positive de lui-même indépendamment de celle que tente de lui imposer l’oppresseur ou le groupe majoritaire.
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