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Comme le rappelle l’Encyclopédie dans sa première édition (1751), l’épitrope est « une sorte de juge, ou plutôt d’arbitre que les chrétiens grecs qui vivent sous la domination des Turcs, choisissent dans plusieurs villes pour terminer les différends qui s’élèvent entre eux, et pour éviter de porter ces différends devant les magistrats Turcs ». C’est là, me semble-t-il, une figure intéressante qui peut nous aider à éclairer, voire à dépasser, l’éternel débat qui fait refait surface lorsqu’il s’agit de former un nouveau gouvernement.

Ministres technocrates ou partisans, tel est en effet le Sisyphe politique qui épuise, tout à la fois, les décideurs et les observateurs. Dans cette configuration typique, le technocrate, plus particulièrement, apparaît immanquablement comme le remède miracle aux ratés de l’exécutif encarté, l’antidote à la politique politicienne dite « idéologique ». Les gouvernements successifs, technocrates ou « politisés » ont pourtant clairement montré la vanité de cette opposition binaire : les uns et les autres n’ont pas particulièrement brillé, c’est un euphémisme, à telle enseigne qu’il serait peut-être judicieux de sortir de l’alternative que l’on nous sert depuis dix ans maintenant.

Une manière intéressante de le faire serait de travailler à la déconstruire pour en épuiser définitivement la vanité. Comme souvent, c’est en introduisant un troisième élément qui permet de renvoyer dos à dos les deux premiers que l’on y parvient le mieux. C’est à ce niveau qu’intervient l’épitrope. De fait, lorsqu’on y réfléchit sérieusement, l’on se rend compte que technocrate et le partisan peuvent finir par s’y rejoindre au sens où ils s’y incarnent tous deux parfaitement, à quelques ajustements près qu’il conviendra de préciser. Une bonne raison, à n’en pas douter, de repenser la question de la disjonction exclusive initiale « soit le partisan, soit le technocrate ».

Posons-nous donc les bonnes questions. Qu’a donc à offrir ledit technocrate ? Une expertise, sans doute ; un réseau, très probablement. En ce sens, et comme le bon sens invite à le penser, il n’est non seulement en rien indépendant mais se positionne outre cela et par définition comme fondamentalement au cœur de ce qui se joue. Le technocrate, en réalité, ressemble très étrangement à l’épitrope moderne.

Le technocrate officie, tout comme l’épitrope, en qualité de tampon pour préserver les intérêts d’un groupe donné. Plus que cela, ce qui préside à son élection est fondamentalement son appartenance à une communauté à laquelle il fait au moins symboliquement allégeance contre l’autorité centrale, jugée partiale. Dans le propos de l’Encyclopédie cité en exergue, la communauté en question, c’est la communauté grecque ; s’agissant de notre actualité, la communauté, c’est le sérail des affaires, entendues dans un sens large, c’est-à-dire des relations de pouvoir potentiellement créatrices d’hégémonie. Non, le technocrate n’est pas le bon Samaritain apolitique et certainement pas le Bon Samaritain parce qu’apolitique – c’est surtout ce dernier point qu’il faut garder en tête.

Tout comme le technocrate n’est pas la panacée universelle, le partisan n’est pas non plus – nous enfonçons des portes ouvertes, mais ce n’est pas un mal si cela peut contribuer à les dégonder définitivement – le mal incarné. Le problème survient lorsque les militants au sein d’un parti deviennent, précisément, eux aussi, des épitropes, c’est-à-dire des serviteurs de leurs propres intérêts – nécessairement particuliers – au sein d’une structure centrale – ici nationale, l’Etat, mais avec la tonalité particulière mise en évidence plus haut. Tout se passe en effet comme si l’Etat devenait non pas simplement le vecteur de la promotion d’intérêts particuliers, mais « l’organisation » à noyauter parce que considérée comme foncièrement défavorable à ces mêmes intérêts – une organisation dont il faudrait, de par le fait, se méfier.

Tel est le problème commun au technocrate et au partisan lorsqu’il en vient à muter (tel est l’ajustement dont nous parlions plus haut) : une méfiance mal placée, décentrée, à l’égard de l’Etat. Car ce n’est pas à celui qui officie au sein de l’exécutif d’être méfiant, avec toute la chaîne hégémonique impliquée par ce sentiment fondamental (pour préserver ses intérêts que l’on juge en danger, l’on finit par tomber peu ou prou dans la corruption, fut-elle passive) mais au citoyen, dont la tâche est de contester sans relâche. Le plus grand tort de l’alternative technocrate/partisan est sans nul doute de dépolitiser le débat à un double niveau. En cherchant à faire croire que la chose publique peut être apolitique et, corollairement, en privant le citoyen de sa capacité à demander des comptes – car ne sont censés rendre compte que les « professionnels de la politique », les technocrates se contentant, pour leur part, d’offrir des expertises qui peuvent techniquement se révéler inadaptées. Dans le premier cas, celui du politique, nous avons affaire à une faute ; dans le second, celui du technocrate, à une simple erreur. Or le politique n’est pas autre chose que l’extension du domaine de la faute.

Dès lors, au lieu de chercher le gouvernant idéal au travers d’une alternative qui manque de pertinence, il serait peut-être plus judicieux de se demander quel citoyen nous voulons au juste car celui-ci demeure, en dernière instance, le véritable arbitre, non pas un outsider-within comme l’épitrope, mais un outsider tout court, sceptique et en retrait, sceptique parce qu’en retrait. L’on ne cesse de nous seriner que les gouvernants partent mais que l’Etat, lui, reste ; ce faisant, l’on oublie que le citoyen dure au même titre que l’Etat. Dans cette quête, un peu d’anthropologie politique décolonisée nous serait ici d’une grande utilité, à savoir une interprétation élargie du politique qui chercherait à comprendre les processus de formation et de transformation des systèmes politiques, au croisement de l’histoire, de la sociologie et de la philosophie.

Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, a parodié et subverti le Rousseau du premier Discours, le Discours sur les sciences et les arts, dont le propos était totalement anti-moderne, anti-Lumières. C’est de cela dont nous avons urgemment besoin aujourd’hui, d’écrire notre propre Discours et non pas notre Contrat social, fut-il « nouveau ». Rappelons d’ailleurs en passant que le titre de l’ouvrage est DU contrat social, ce qui non seulement permet mais aussi exhorte à une mise en perspective et une relecture du propos rousseauiste, comme le fera la vulgate républicano-révolutionnaire des années 1793-1795. Ne pas se tromper de Rousseau, ne pas tromper avec Rousseau. Tel est sans doute l’enseignement aussi inédit que crucial de la crise politique du moment.