Disons-le clairement : le salut de la gauche dans notre pays passe par son démantèlement ; parler, dès lors, de renouveau, n’a pas de sens. Renouveler, c’est en effet faire du neuf avec du vieux. Or il est plus que temps de faire du neuf avec du neuf. Comme le disait déjà Aimé Césaire dans sa lettre de démission du PCF adressée à son secrétaire général Maurice Thorez : « il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent ». Voilà qui est sans doute plus difficile à dire qu’à faire, tant le champ des possibles semble ouvert. Le neuf, certes, mais quoi au juste ? Ce que disait Augustin à propos du temps est ici éminemment transposable : « Qu’est-ce donc que le neuf? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ».
Le principe de réalité & l’outil populiste
Mais la gageure, on le sait, n’est pas nécessairement chimère. De fait, l’offre, en termes de voies tierces et d’options disponibles, n’est en réalité pas aussi étendue qu’on pourrait d’emblée le penser. Il suffit de conjuguer l’analyse et l’observation de notre paysage politique, ce dernier fonctionnant comme un tamis idéologique. C’est ce qu’on appelle communément le principe de réalité et que d’autres ont pu nommer « utopie réaliste ».
Du crible ainsi spécifié émerge, depuis un certain temps et avec une constance non moins certaine, l’offre populiste. Cette créativité, ce neuf, peut-il s’incarner dans le populisme, au sens que la gauche radicale donne à ce terme depuis une quinzaine d’années? La question est d’autant plus légitime depuis l’accession de Kais Saied au pouvoir et les sympathies qu’on lui attribue pour ce type de thèses dites « ultra » : rejet de la démocratie représentative, défense de la démocratie directe, volonté de confronter les élites au peuple, seul prétendant à la souveraineté. Tout se passe comme si le populisme de gauche avait gagné une certaine légitimité, se donnant à voir comme une boîte à idée avec laquelle il fallait désormais compter. En témoigne l’intérêt croissant (enthousiaste ou critique) de la société civile et de(s) (ses) intellectuels pour les théories populistes de gauche, en premier lieu celle du duo Laclau/Mouffe mais pas seulement, la volonté de s’engager dans des distinctions conceptuelles entre démagogie et populisme, d’un côté, et populisme de gauche et de droite, de l’autre.
Mais tout ceci n’enlève rien au fait que la gauche orthodoxe ne peut qu’être rétive au populisme. Le refus de la démocratie représentative couplée ou non avec la défense de la démocratie directe (Mouffe par exemple, rejette cette dernière et plaide pour l’engagement partisan), la disqualification, globalement, du libéralisme politique (je dis globalement car, encore une fois, ce n’est pas le cas chez Mouffe qui appelle à mettre en œuvre une « tension » salvatrice entre libéralisme et démocratie et donc à « sauver » partiellement le premier, fût-ce en le contrant), l’idée que les élites doivent être évincées du pouvoir au profit du peuple et le fait que toute l’architectonique de ce projet repose sur la dichotomie indépassable d’un « nous » et d’un « eux », tout ceci peut difficilement fédérer la gauche « canal historique ». Ladite gauche est en effet celle de l’universalisme, du rôle messianique d’une poignée d’élus en charge du destin de la majorité, de la machine démocratique, au sens institutionnel du terme, du consensus qui l’informe et donc du rejet du conflit qui pousse, lui, à distinguer de manière essentielle et définitive deux camps antagonistes, les dominants d’un côté et les dominés de l’autre.
Quel populisme pour la gauche?
Est-ce à dire que la gauche que nous appelons de nos vœux devrait être populiste, que le neuf qui devrait servir à la bâtir et à la façonner devrait s’incarner dans ce populisme ? Je répondrais partiellement par l’affirmative. Ce que la gauche, chez nous, doit retenir du populisme, est sa propension à insister sur les différences, parfois rédhibitoires, entre les adversaires politiques. En toute urbanité mais aussi avec une rigueur réelle. Nous ne sommes pas ennemis mais nous sommes adversaires ; la distinction entre les deux fait que nous pouvons, tout étant adversaires, être amis.
Cette distinction est fondamentale. L’ennemi est déjà là, il nous préexiste. L’ennemi précède l’existence, car il est essence avant toute chose. Ce n’est pas le cas avec l’adversaire. L’adversaire, nous le construisons. Attention toutefois à ne pas se méprendre. L’artifice, ici, n’est pas synonyme de factice. Sans entrer dans des considérations métaphysico-phénoménologiques autour de l’humanité de l’adversaire, considérations qui ne m’intéressent pas ici, il me paraît que construire son adversaire, c’est lui reconnaître le droit à l’existence et donc s’en préoccuper, d’une manière ou d’une autre ; c’est le reconnaître et le connaître ; c’est lui conférer une plasticité réelle, ne pas le figer, lui accorder la possibilité d’évoluer, exactement comme nous le faisons pour nous-mêmes. C’est, en somme et ce faisant, se donner une chance de le contrer sur des bases solides.
Mais pour y parvenir, il est essentiel de prendre au sérieux qui nous sommes, c’est-à-dire ce que nous ne voulons pas être. Pour que je puisse isoler mon adversaire, le déterminer, il faut que je sache ce que je ne suis pas, ce que je ne saurais être, c’est-à-dire ce que lui, potentiellement, peut être et incarner. Pour le dire de manière plus explicite, la gauche ne doit pas confondre inclusivité et homogénéité ; elle ne critique pas le libéralisme économique pour mieux retrouver le libéralisme politique, celui du consensus, de la tolérance comme, tout à la fois, comme faveur et indifférence ; elle ne cherche pas à hiérarchiser les revendications, en nous faisant croire que l’ancrage des individus, leurs affiliations, leurs loyautés n’ont pas à être reconnus au sens fort du terme et que ce qui compte est exclusivement, dans une perspective marxiste ou post-marxiste, l’injustice économique ou que l’injustice économique est ce qui détermine en tous points l’injustice culturelle. Qui se prétend de gauche n’a pas le droit de mettre de côté les revendications culturelles/culturalistes et/ou d’en faire un classement accordant des satisfecit et des « bons à expression » à certaines et opposant des fins de non-recevoir à d’autres. Ce sont là des ruses libérales dont il faut avoir conscience.
Être de gauche c’est, fondamentalement, croire que les dichotomies héritées de la modernité libérale ont vécu. Que l’on n’est pas obligé, contrairement à ce que croyait Rawls, d’opposer le Juste et le Bien ; que rien ne nous force à penser la primauté du premier sur le second à partir du moment où l’on comprend que ce qui se donne à voir comme une norme éthérée (le Juste) est en réalité une valeur qui traduit une certaine façon de voir le monde et que ce n’est qu’à la faveur de rapports de force favorables qu’elle a pu être érigée comme procédurale – c’est-à-dire générale et universelle. Qui se prétend de gauche n’a pas le droit de se rendre complice de ces mensonges épistémiques, ne doit pas avoir peur de sortir de débats que la sphère académique aussi bien que la réalité du monde vécu ont rendus obsolètes.
Qui se prétend de gauche doit penser en termes de dualités complémentaires, aussi bien pour lui-même que pour l’autre, son adversaire. Qui se prétend de gauche doit s’ouvrir à la complexité, n’a pas le droit de croire à la pertinence de l’importation du modèle psychanalytique en politique : les paradigmes du politique ne sont pas des monolithes imperméables les uns aux autres, de sorte que seraient considérés comme « schizophrène » la grille et l’homme/la femme résidant à la frontière ou faisant jouer la catégorie de « prisme » de lecture. L’historiographie politique a clairement montré, par exemple, que le langage de la vertu républicain et le langage jusnaturaliste libéral s’étaient constitués dans leur différence par une série d’emprunts mutuels. Il est possible d’être souverainiste et, dans le même temps, penser le local à partir du global, pour peu que l’on sache quel est le cosmopolitisme dont on ne saurait vouloir. Il est possible de mettre soi, sa famille et le monde sur le même plan et d’être encore de gauche, n’en déplaise à Deleuze, parce qu’on aura pensé en termes de commun et non de collectif.
Ni posture, ni imposture
Mais que l’on ne s’y méprenne pas, encore une fois : prendre au sérieux la complexité ne signifie pas faire le lit de l’imposture. Tout n’est pas dans tout. Et c’est précisément, au demeurant, pour cette raison, que la dualité complémentaire peut exister ; autrement il n’y aurait que de l’homogénéité. Qu’on nous permette ici de parodier la fameuse sentence figurant sur le fronton de l’Académie de Platon. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », pouvait-on y lire ; « que nul n’entre ici », dirons-nous alors, « s’il se propose de faire son marché dans les idéologies existantes au mépris, tout à la fois, de la cohérence du système dans lequel il puise et de la grille qu’il compte élaborer ». Voilà le vrai dilemme auquel notre gauche est confrontée : ajuster l’ouverture pour éviter l’imposture aussi bien que la posture.
La posture, c’est persister à invoquer le mantra selon lequel les « forces de gauche » doivent parvenir à s’unir pour pouvoir s’imposer, à la fois électoralement et socialement. Il s’agit, peu ou prou, on l’entend ici et là, de procéder au regroupement de la grande famille dite socio-démocrate informée par un « libéralisme décent », égalitaire voire égalitariste. Cette volonté de brasser large, légitime lorsque l’on a des ambitions électorales, n’a toutefois pas grand sens. Sur le plan de la cohérence idéologique, d’abord : si elle n’est pas sous-tendue par l’idée que les catégories traditionnelles de droite et de gauche sont devenues obsolètes, elle tend néanmoins, de par le fait, à l’avaliser : plus on s’ouvre à la différence politique, plus grand est le risque d’aboutir à une « République du centre », selon l’expression de Rosenvallon, régie par le poids respectif de ses composantes plus que par une quelconque vision générale pour l’intérêt du pays – même s’il peut arriver que les deux se croisent. Mais contrairement à ce que l’on croit et au moins en politique, le hasard fait assez mal les choses. L’exemple du Front Populaire dans notre pays est à cet égard, fort malheureusement, un exemple paradigmatique en la matière. Sur le plan éthico-pratique, ensuite : ce n’est pas en important des outils et des catégories et en tentant de les appliquer façon « lit de Procuste », en coupant ce qui dépasse pour le rendre conforme à ce qui devrait être, que l’on s’en sortira.
Valorisons les biais, et rejetons le principe homothétique, celui qui cherche à ajuster le réel à des modèles qui en nient la spécificité. Débusquons les Procuste, où qu’ils se trouvent et leur propension au vintage idéologique. Il est temps.
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