Les travailleurs de nuit dans les restaurants touristiques ont manifesté, lundi 16 novembre, devant le siège de la présidence du gouvernement à la place de la Kasbah. Ayant pour slogan « #SayebEllil » (Rendez-nous la nuit), leur protestation visait à attirer l’attention sur la situation du secteur affecté par les mesures sanitaires liées au Covid-19. A Sousse, les travailleurs de nuit de la région avaient, la veille, effectué également un sit-in pour crier leur colère face à la détérioration de leur situation économique depuis l’instauration du couvre-feu le 30 octobre dernier.

Collection “Ivresse du vide”, 2020

Prolongé à partir du 16 novembre jusqu’à trois semaines supplémentaires, le couvre-feu est observé de 20h à 5h du matin du lundi au vendredi, et de 19h à 5h du matin le week-end. Un couvre-feu qui replonge le secteur dans la crise. Fermés le 13 mars dernier avec le début du confinement général, les restaurants touristiques ont été autorisés à rouvrir le 4 juin avant d’être sommés d’arrêter leur activité à 16h depuis le 30 octobre. A partir du 23 novembre, ils pourront désormais ouvrir jusqu’à 19h. Depuis le début de la crise sanitaire, les restaurants touristiques et les bars ont l’obligation de respecter la limite de capacité d’accueil de 30% dans les espaces fermés et de 50% dans les espaces ouverts. Toutefois, le ras le bol des travailleurs de ce secteur exprimé récemment se justifie par le fait que «60% des restaurants touristiques travaillent principalement pendant la nuit », a indiqué Zouhaier Jebabli, chargé de la communication à la Fédération tunisienne des restaurants touristiques (FTRT).

Ces mesures ont conduit à « l’effondrement » du secteur, se désole Saber Tebini, secrétaire général de la Fédération des industries alimentaires, du tourisme, du commerce et de l’artisanat de l’UGTT. Selon le représentant de la FTRT, sur 368 restaurants touristiques, 200 sont menacés de faillite. Depuis le début de la crise sanitaire en mars, le secteur a cumulé environ 30 millions de dinars de perte, révèle Tebini.

Des établissements croulent sous les pertes

Si certains restaurants ont décidé d’ouvrir, quitte à travailler durant une plage horaire limitée, d’autres ont opté pour une fermeture temporaire jusqu’à nouvel ordre. Mofdi Haddar gère l’établissement «Chez-nous » au centre-ville de Tunis. Avec l’instauration du couvre-feu, il est amené à fermer la porte de son restaurant à 15h, dit-il. « A peine les clients s’installent que je suis obligé de leur demander de partir », déplore le restaurateur. Et de poursuivre : « A 15h tout le monde travaille, ceux qui peuvent venir généralement sont des étudiants ou des chômeurs dont le pouvoir d’achat est faible pour se permettre de bien consommer », renchérit-il. Haddar estime que ces pertes sont d’environ -60% par rapport à son gain habituel. Gérant l’établissement en bénéficiant d’un pourcentage des bénéfices, il confie qu’il travaille désormais à perte.

La même situation prévaut concernant l’établissement «L’Opéra» géré par Ali Hassouna. Les pertes essuyées par son établissement, situé Hammamet, sont de l’ordre de -60% par rapport à la recette habituelle, avance-t-il. « Même l’été, on n’a pas travaillé convenablement puisqu’il n’y avait pas de touristes. Cela s’ajoute à la dégradation du pouvoir d’achat des clients tunisiens, peu enclin à consommer. Mais avec le couvre-feu, notre situation a encore empiré ». Hassouna a gardé son restaurant ouvert en comptant sur quelques clients locaux. « Avec l’interdiction des déplacements, on n’a plus de clientèle venue d’ailleurs comme d’habitude », affirme-t-il. Et de regretter le manque de visibilité entourant le secteur. « A chaque fois, on est pris au dépourvu. Le couvre-feu a été annoncé à 2 h du matin alors que j’avais des engagements le lendemain avec des fournisseurs. On ne nous prévient pas à l’avance. On ne nous donne pas une feuille de route claire pour qu’on puisse s’organiser », dénonce-t-il.

Collection “Ivresse du vide”, 2020

Entre 900 mille et un million de dinars de pertes cumulées depuis la crise du Covid-19, c’est le chiffre avancé par Soufian Gaaloul, gérant du restaurant « Wet Flamingo » à la Goulette. « L’essentiel de notre clientèle commence à venir après le boulot. Le premier jour du couvre-feu, on a essayé de travailler. J’ai eu des clients qui sont venus à moins d’un quart d’heure de la fermeture. J’étais obligé de les refouler. Je me suis résolu à fermer le lendemain », déplore-t-il. Gaaloul évoque l’accablement de toute une chaine de travail qui dépasse les restaurateurs. «Les restaurants travaillent en collaboration avec des boites de communication, des fournisseurs, des imprimeurs, etc. C’est tout ce beau monde qui se retrouve à l’arrêt », s’indigne-t-il, en insistant sur le sort encore plus périlleux des cabarets et boites de nuit qui ouvrent exclusivement la nuit. Sur le plan personnel, Gaaloul raconte la détérioration de la situation économique des gérants. « Pour m’en sortir, j’ai dû puiser dans mon épargne et vendu certains biens comme d’autres collègues. Je connais l’un d’eux qui a été amené à vendre son appartement. On n’est pas des milliardaires ! », s’exclame-t-il.

Pour remédier à ces pertes, certains établissements misent sur un taux de remplissage maximum durant le laps de temps de leur ouverture. Dans un établissement au centre-ville, on affiche presque complet à 14h, un samedi. La mesure de la restriction de la capacité d’accueil à 30% dans les espaces clos et à 50% dans les espaces ouverts ne semble pas respectée. A 15h45, les serveurs commencent à inviter les clients à quitter le lieu. Quelques clients expriment leur souhait de rester davantage en essayant de négocier avec les serveurs un prolongement du délai de fermeture. «Encore une petite demi-heure, ça ne fera pas de mal », lance un client. Certains réclament d’autres boissons à consommer. Les serveurs répondent par un refus catégorique. « Je n’ai pas d’objections à vous servir davantage mais c’est la loi. On risque une fermeture de trois mois sinon », s’explique un des serveurs auprès d’un client. A 16h, le gérant inspecte le lieu en demandant gentiment aux clients de partir. « Avant, l’arrivée des clients était échelonnée sur environ 9 heures. Maintenant, ils n’ont qu’environ deux heures pour rester. Pour sauver leur semaine, les gérants misent sur un taux de remplissage maximum les week-end notamment », explique Soufian Gaaloul. Et d’ajouter que malgré cela, ses collègues qui continuent à ouvrir travaillent pour environ 10 à 15% de leur chiffre d’affaires seulement.

Quant à Ali Hassouna, en maintenant l’ouverture de son établissement, il espère pouvoir couvrir les charges et payer ses salariés. « Je ne réalise pas de bénéfices mais j’ai des taxes à payer et surtout j’ai des employés qui ont des charges et ont besoin de leurs salaires et de ce que rapportent les pourboires ».

La précarité des employés mise à nu

Vingt employés travaillent dans le restaurant d’Ali Hassouna. Depuis, l’instauration du couvre-feu, il a mis en place un système de roulement du personnel et s’est séparé de certains d’entre eux. «Je ne peux pas prendre en charge des contractuels que je faisais venir avant pour travailler les week-ends, ni même les saisonniers », dit-il.

Optant pour la fermeture provisoire de son établissement, Soufian Gaaloul a décidé de rouvrir le 23 novembre. Entre temps, il dit avoir maintenu « difficilement » les salaires de ses 12 employés pendant un mois. Selon lui, établir le système de roulement fait perdre à l’employé la moitié de son salaire. Quant à Mofdi Haddar, il a écarté de son équipe sept employés pour n’en garder que quatre.

Collection “Ivresse du vide”, 2020

Dans le sillage de la crise du Covid-19, ils sont nombreux à se retrouver ainsi sans emploi. « Environ 20 mille travailleurs dans les restaurants touristiques ont perdu leur emploi depuis le début de la crise sanitaire selon nos données préliminaires. Et ce, dans un domaine qui employait environ 60 mille personnes », a fait savoir le secrétaire général de la Fédération des industries alimentaires, du tourisme, du commerce et de l’artisanat de l’UGTT. Et de préciser que ce chiffre n’englobe pas les saisonniers « qui constituent pourtant une main d’œuvre importante dans le secteur ». Le représentant de la FTRT, lui, avance le chiffre de 25 mille pertes d’emplois directs et indirects dans le secteur de la restauration touristique.

« Certains de mes collègues ont été évincés par leurs employés. D’autres, comme moi, sont partis de leur propre gré en constatant la détérioration de la situation », nous confie Sana (pseudonyme), 25 ans, serveuse. Payée 400 dinars, la jeune femme parvenait à joindre les deux bouts grâce aux pourboires. Travaillant sans contrat, rien ne lui garantissait d’obtenir la totalité de son salaire. Elle en a fait l’amère expérience récemment avec le gérant d’un établissement qui refusait de lui verser l’intégralité de sa paie. «Comme moi, beaucoup de serveurs se font parfois arnaquer par leurs employeurs », se désole-t-elle. Célibataire, Sana, compte désormais sur l’aide financière de ses parents pour s’en sortir. Ce n’est pas le cas de Kais (pseudonyme), 43 ans, qui est père de famille. Avec la fermeture suite au couvre-feu de l’établissement où il travaillait comme caissier, il n’a plus de revenus. N’ayant pas de contrat, ni de couverture sociale, il n’a pas pu bénéficier des 200 dinars d’aide mensuelle octroyée par l’Etat aux employés mis au chômage technique. « J’ai dû vendre quelques objets pour gagner un peu d’argent. Heureusement que ma femme travaille pour pouvoir payer nos charges », se lamente-t-il.

Les musiciens sont également   affectés par la crise du secteur. Nizar, musicien, joue souvent dans les restaurants touristiques. Depuis le début de la crise sanitaire, il a été contraint à cinq mois de chômage. « Je vis uniquement de la musique que je joue dans les bars ou dans les soirées privées. Heureusement que je vis chez mes parents sinon ça aurait pu être encore pire », déplore-t-il. Certains des musiciens formant son groupe se sont mis à donner des cours particuliers pour pouvoir payer leurs charges, raconte-t-il. Nizar travaillait en free-lance avec les aléas qui vont avec. « Je ne suis pas assuré que je vais avoir la somme convenue avec le gérant ou le directeur artistique d’un établissement. Ça m’est arrivé d’avoir affaire à certains d’entre eux qui prétextaient qu’il n’avait pas réalisé la recette attendue pour la soirée pour ne pas me payer la totalité de la somme », regrette-t-il. Et de poursuivre : « C’est un secteur assez précaire et cette crise n’a fait qu’envenimer les choses ». Même son de cloche du côté de Leila Ben Amara, qui gère la communication web d’un restaurant touristique. Avec la fermeture de l’établissement où elle travaillait suite avant l’instauration du couvre-feu, elle s’est retrouvée au chômage et sans revenus. «Avec le confinement en mars, j’ai perdu mon emploi. J’ai cherché un autre travail dans un autre secteur pour me dépanner. Je m’apprêtais à retrouver mon travail comme community manager dans un établissement mais avec le couvre-feu, on a dû fermer. Mes projets se sont envolés et je suis de nouveau sans boulot », soupire-t-elle. Avec son statut de free-lance, Leila travaillait sans contrat. Elle aussi évoque les agissements de certains gérants qui rechignaient à lui verser la totalité de son salaire en arguant qu’ils n’ont pas atteint le gain escompté.

Collection “Ivresse du vide”, 2020

Cette réalité des travailleurs est admise par les directeurs des établissements. « Il ne faut pas se voiler la face, la moitié des employés de ce secteur n’ont pas de contrats et ne bénéficient pas d’une couverture sociale », constate Soufian Gaaloul. Un constat confirmé par le témoignage de Mofdi Haddar qui affirme que près de la moitié des employés de son établissement n’ont pas de couverture sociale.

Pour le représentant de l’UGTT, « cette crise a dévoilé les relations de travail fragiles dans ce secteur ». L’Etat s’est engagé, le 16 novembre, à prendre en charge la cotisation patronale, en termes de sécurité sociale, et ce au titre du 4ème trimestre de l’année 2020 et les deux premiers trimestres de l’année 2021, conditionné par la préservation des emplois et le versement des salaires par les employeurs. Or, comme pour l’aide de 200 dinars, cette mesure ne concerne pas « ceux, nombreux, qui travaillent sans contrats, ni couverture sociale », explique Saber Tebini.

Saber Tebeni fait savoir que cette précarité touche également les employés dans les cafés de catégories 2 et 3 autorisés à vendre de l’alcool. Ces derniers n’ont plus de représentation syndicale à l’UTICA, assure le porte-parole de l’organisation patronale, Adel Nakti. D’après Saber Tebini, il s’agit de près de 500 établissements employant environ 2000 personnes. « Beaucoup d’entre eux ont dû également  fermer », indique le représentant de l’UGTT.  Seuls les employés dans les hôtels s’en sortent un peu mieux en étant payés 50 à 60% de leurs salaires, précise le représentant de l’UGTT.  Il appelle par ailleurs à une restructuration du secteur. « Avec le système all inclusive émis par les hôtels, les touristes ne cherchent pas à aller dans les restaurants touristiques et les bars, ce qui constitue une clientèle potentielle de perdue pour ces derniers. Il faut revoir ce système », plaide-t-il.

De son côté, le représentant du FTRT s’est félicité de la batterie de mesures annoncées par le gouvernement, le 16 novembre. Le ministère du Tourisme a décidé, en vertu d’un accord conclu entre les fédérations professionnelles et l’Agence de formation dans les métiers du tourisme, de faire bénéficier les travailleurs du secteur touristique au chômage d’un programme de recyclage et de formation continue et d’une prime de 300 dinars, qui sera supportée par le budget de l’Etat. Les financements de ce programme seront assurés par le Fonds de développement de la compétitivité (FODEC). Concernant les établissements touristiques, l’Etat a décidé le rééchelonnement de la dette relative aux cotisations de la sécurité sociale jusqu’au troisième trimestre 2020.