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Visite du ministre de la Santé à l’Hôpital Charles Nicolle à Tunis, 12 octobre 2020. Crédit photo : Ministère de la Santé

*Cet article est une suite à la présentation que j’ai faite sur la réforme des études médicales avant la parution du décret.

Les structures conceptrices du texte ne sont pas en reste : rien qu’à voir leurs hésitations, on se rend compte qu’elles naviguaient à vue. En dix ans, pas moins de 4 décrets majeurs concernant les études médicales ont paru !

  • Le décret 2008-487 ajoute une année aux deux ans d’internat, pour mieux préparer ceux qui ne réussiront pas au concours de résidanat à exercer la médecine générale,
  • Le décret 2010-1586 fait un petit pas en arrière suite aux contestations de divers bords et rend cette année optionnelle, pour ceux qui seraient intéressés par la médecine générale,
  • Le décret 2011-4132, sorti à la hâte juste après la révolution, met fin à la formation de médecins généralistes et invente une “habilitation à exercer la médecine de famille” après 2 ans d’un troisième cycle qui vient d’être défini en tentative de se rapprocher des standards internationaux. Ce concept nouveau d’habilitation (et de médecine de famille) trahit une réticence voire un refus (probablement académique et économique) d’accepter que la médecine générale soit considérée comme une spécialité.
  • Enfin, le fameux décret 2019-341 tente de rapprocher les études médicales des standards internationaux comme imposé par la loi 2017-38 nouvellement adoptée. Mais qu’en est-il été en réalité?

Principales retombées du décret 2019-341

Comme précisé précédemment, ce décret se proposait de s’aligner sur les standards internationaux des études médicales de base. Les principales nouveautés qu’il apporte sont les suivantes :

  • Les études médicales sont sanctionnées par trois attestations académiques, une à chaque fin de cycle.
  • Les spécialités n’existent plus dans le sens “plus que généraliste” mais le terme “spécialité” est gardé pour désigner les “disciplines” du troisième cycle enseignées et la médecine générale disparaît au profit d’une nouvelle discipline baptisée “Médecine de Famille”
  • Le concours de résidanat est remplacé par un examen d’entrée au troisième cycle des études médicales
  • La soutenance d’une “thèse” est gardée, mais le diplôme auquel elle donne droit est désormais insuffisant pour exercer de façon indépendante.

Ainsi, les trois mot-clés “spécialiste”, “thèse” et son corollaire “docteur en médecine” n’ont plus du tout le même sens qu’ils avaient avant la parution de ce décret et leur utilisation sans contextualisation ne peut que biaiser le raisonnement et être génératrice de conclusions faussées.

Sans surprise, des retombées problématiques, pourtant prévisibles (et tous les intervenants étaient prévenus) apparaissent :

Concernant les étudiants

  • Rien n’est prévu pour les étudiants du deuxième cycle qui ne réussissent pas ou ne veulent pas poursuivre leurs études du troisième cycle ;
  • Le droit de “remords” n’y est pas évoqué ; la seule possibilité de changer de spécialité pour quelque raison que ce soit est de repasser, sous conditions, l’examen d’entrée au troisième cycle ou bien d’attendre de finir sa spécialité et de repasser ce même examen.
  • La nouvelle thèse de doctorat en médecine ne leur sert à rien. Pire, il est bien spécifié que même détenteurs de leur “diplôme de docteur en médecine”, ils ne peuvent exercer que sous supervision en attendant leur vrai diplôme, celui de la spécialité. Même le Conseil de l’Ordre des Médecins est réticent à les inscrire au tableau de l’Ordre avec ce “pseudo-diplôme”.
  • Ils ne peuvent désormais plus faire de remplacements en privé puisque, sans leur diplôme de spécialiste, ils ne peuvent exercer que sous tutelle.
  • Le devenir des médecins de famille, nouvelle “spécialité” parmi les autres, est totalement opaque puisqu’ils ne sont prévus dans aucun des statuts des médecins de la santé publique ou universitaires ni dans l’arrêté des qualifications.

Concernant les maîtres de stage

  • Aucune précision concernant les fonctions, les rôles, les indemnités, la formation des maîtres de stage.
  • Les médecins généralistes privés, incontournables dans la formation des résidents en médecine de famille, sont exclus de la possibilité légale de les encadrer.

Concernant l’Ordre des Médecins

L’Ordre n’est pas cité nommément mais il a été mis dans une situation dilemmatique : il est toujours tenu en matière de qualification des médecins par l’arrêté du 25 mars 2004 tel que modifié par celui du 23 mai 2005.

Les facultés de médecine ne produisent désormais plus de médecins généralistes ; l’Ordre ne peut donc plus qualifier les nouveaux diplômés en tant que médecins généralistes. La médecine de famille n’existe ni comme spécialité (selon le décret 2019-341) ni comme “habilitation” (selon le décret 2011-4132) dans l’arrêté des qualifications. Laisser l’Ordre “se débrouiller” en qualifiant ou pas les jeunes médecins est simplement une fuite du Ministère de la Santé devant ses responsabilités. La révision dudit arrêté fixant les conditions et les règles de reconnaissance de la qualification des médecins en tant que “spécialistes” et de “compétents” est une urgence légale. Il est utile de rappeler que l’Ordre avait proposé avant la publication du décret 2019-341 que l’article 34 qui énumère les spécialités enseignées dans les facultés se réduise à simplement une seule phrase “Les spécialités qui clôturent les études médicales sont fixées par arrêté du Ministre de la Santé et du Ministre de l’Enseignement Supérieur” ce qui aurait laissé le champ libre à la création d’autres spécialités et, surtout, forcé la parution de l’arrêté des qualifications.

Par ailleurs, les Conseils Régionaux se trouveront désormais dans des situations délicates quand ils recevront des demandes de remplacement d’un médecin de libre pratique par un résident, quelle que soit sa spécialité : entre une loi (1991-21) et un décret (1993-1155) qui le permettent et le décret 2019-341 qui l’interdit, la décision n’est pas facile!

Concernant les Médecins Généralistes de la Santé Publique

L’entrée des nouveaux diplômés en médecine de famille dans le secteur public générera des situations kafkaïennes. Des conflits directs existent avec le décret 2008-3449, portant statut particulier du corps médical hospitalo-sanitaire. Les nouveaux médecins de famille seront-ils considérés comme des “spécialistes” selon l’ancienne conception de ce mot ou bien comme “généralistes” qu’ils ne sont pas? Quelle sera leur fonction au sein de l’équipe des médecins généralistes? La création de la “spécialité” Médecine de Famille conduit automatiquement à la nécessité de réviser le décret 2009-772 fixant le statut particulier du corps des médecins hospitalo-universitaires. La loi 1983-112 portant statut général des personnels de l’état, des collectivités publiques locales et des établissements publics à caractère administratif  qui régit ces deux derniers décrets selon la loi 1990-71 tout comme, naturellement, la loi 1991-63 relative à l’organisation sanitaire, devront être révisées.

Concernant les Médecins Généralistes de libre pratique

La concurrence “déloyale” est le maître mot. Selon le décret 2011-4132, il y aura en plus des médecins généralistes actuels, des médecins habilités en médecine de famille.  Selon le décret 2019-341, s’y ajouteront les spécialistes en médecine de famille. Il est ainsi légitime de craindre que la patientèle habituelle des médecins généralistes soit attirée par les titres des nouveaux diplômés. Surtout qu’avec ce titre de “spécialiste”, un nouveau médecin de famille pourra s’installer, s’il est reconnu comme tel, dans le même immeuble qu’un médecin généraliste. L’Ordre des Médecins aura des difficultés à rendre justice aux uns et aux autres à ces niveaux en appliquant le Code de Déontologie et la législation en vigueur (quelle qualification donner aux nouveaux diplômés? Assimiler ou non la médecine générale à la médecine de famille en matière d’installation, de remplacement etc.?)

Pour le conventionnement avec la CNAM qui pourrait souffrir d’un favoritisme pour les nouveaux “vrais” médecins de famille, il faut préciser que l’exercice conventionnel avec la CNAM est réglementé par la loi 2004-71 portant institution d’un régime d’assurance maladie, les conventions cadre et sectorielle liant le syndicat le plus représentatif des médecins (le STML en l’occurrence) et la CNAM. Dans la nouvelle Convention Sectorielle des Médecins Libéraux signée le 3 novembre 2020, il n’y a plus aucune équivoque dans la définition du médecin de famille et il y est clairement spécifié que “Tout médecin généraliste ou médecin de famille de libre pratique conventionné avec la Caisse peut être médecin de famille”

Quelles solutions proposer?

La situation est ainsi bien plus complexe que le simple “passage automatique” d’un état à un autre ou de l’attribution systématique du titre de “spécialiste”. Pour récapituler, dans cette vision “conservatrice” des choses,  il faudra réviser:

  • au moins 3 lois (et une loi, ça se vote à l’ARP)
  • divers décrets (code de déontologie, carrières hospitalo-sanitaires, hospitalo- universitaires…) voire en éditer de nouveaux
  • de multiples arrêtés (nomenclature des actes, cotisations à la CNSS, qualifications et spécialités…) voire en créer d’autres

S’attaquer seulement au décret 2019-341 ne mènera pas à grand chose. Il ne faut pas se tromper de cible :

En urgence

  • Publier un nouvel arrêté fixant les règles de reconnaissance de la qualification des médecins en y introduisant la médecine de famille (en y assimilant également les détenteurs de l’habilitation à exercer la médecine de famille) ainsi que les compétences qui font la queue pour être reconnues. Cet arrêté devra faire abstraction du mot “spécialiste” et permettre à l’Ordre de qualifier sans forcément faire précéder la qualification par “spécialiste en” ou “compétent en”. On pourra être ainsi cardiologue, médecin de famille, rhumatologue… mais également spécialiste en imagerie médicale, en médecine préventive… et aussi angiologue, gériatre, acupuncteur, homéopathe… cet arrêté mentionnera que les médecins de famille seront assimilés aux médecins généralistes pour l’installation dans le secteur privé.
  • L’Ordre des médecins pourra ainsi permettre aux médecins généralistes qui le désirent d’apposer sur leurs plaques “Médecin de Famille”
  • Les statuts des médecins hospitalo-sanitaires devront être révisés en concertation avec les syndicats (y compris des jeunes médecins) afin qu’aucune partie ne soit lésée.
  • Les maîtres de stage du secteur privé devront avoir un support légal pour superviser les résidents en médecine de famille.

À moyen terme

  • À défaut de pouvoir l’enlever purement et simplement (problème de lois), revoir la possibilité de soutenir la thèse en fin de deuxième cycle et permettre l’inscription au Tableau de l’Ordre des Médecins avec ce diplôme, même avec restriction d’exercice.
  • Laisser le choix aux médecins généralistes actuels, comme cela s’est passé dans les pays qui ont vécu la même transition (qui leur a pris quand même toute une génération) et sans faire d’amalgame entre formation continue et formation académique :
    • Ils pourront ne rien changer à leur exercice actuel et continuer ce qu’ils ont toujours fait (que ce soit l’exercice ou la “Formation Médicale Continue)
    • Ils pourront se sentir un jour intéressés par cette “médecine de famille” et voudront en savoir plus : les facultés de médecine leur proposeront une formation qui entre dans le cadre du Développement Professionnel Continu. Ils auront la satisfaction d’avoir appris quelque chose de nouveau et d’impactant sur leur exercice. Il n’y aura pas de diplôme académique, sauf l’attestation d’avoir suivi et réussi l’évaluation de ces formations.
    • Ils pourront vouloir devenir pour une raison ou une autre (satisfaction personnelle, désir d’exercer à l’étranger…) médecins de famille dans le sens académique du terme. Le collège leur proposera une inscription au troisième cycle à la faculté de médecine sans passer par le concours de résidanat avec un programme qui sera personnalisée selon leur ancienneté.
  • Instaurer la culture de la démarche qualité dans notre exercice en relançant le projet ordinal de certification des médecins qui propose une évaluation continue des compétences des médecins par leurs pairs, sur la base de leur exercice et de leur formation continue. Ceci suscitera l’intérêt des médecins pour la formation continue et pour l’amélioration de leurs compétences.

À (très) long terme

Il était une fois “le dialogue sociétal” qui est sorti avec d’autres idées et des recommandations qui invitaient à une autre vision de la santé en Tunisie… Tout ce qui précède n’est que du rafistolage sur un système en ruines. C’est tout le système de santé qui devra être repensé. C’est d’un regard holistique que nous avons besoin, tous les points de vue ont la même importance et il ne faudra pas se limiter à un angle en particulier.

Il faudra repenser l’exercice de la médecine en première ligne sans tabou et sans sacralisation de ce qui est considéré comme “droits acquis”. La pierre angulaire de la médecine de première ligne est la continuité des soins laquelle est inexistante dans le secteur public, quand on ne travaille que pendant les horaires administratifs. Dans le secteur privé, il y a une disparité et une iniquité dans l’accès aux soins, les moins nantis étant les moins bien lotis. Le dialogue sociétal a publié un rapport qui pourrait être une bonne base pour concevoir la nouvelle première ligne.

Il n’y a pas de panacée pour une couverture universelle en matière de santé. L’idée d’une “semi-privatisation” de la première ligne doit être sérieusement mise sur la table, avec, dans le même ordre d’idée, l’étude de nouveaux modes de rémunération, dont la capitation pour les structures de première ligne “new look”, la rémunération selon l’effort fourni, des mesures incitatrices pour le travail dans les déserts médicaux etc. La médecine générale dans le secteur privé devra évoluer en parallèle de sorte que les deux secteurs se rejoignent et qu’il n’y ait plus qu’une seule et unique première ligne homogène pour tous. Ordre, syndicats, CNAM, ministères, société civile, tout le monde devra s’y atteler. C’est compliqué mais le jeu en vaudra la chandelle.

Osons nous libérer de nos cadres de références, osons quand nous pensons et discutons sortir du confort des chemins balisés, enrichissons-nous de nos différences plutôt que de les rejeter. Il ne faudra pas chercher à convaincre mais plutôt à, ensemble, comprendre et  trouver des solutions.

Et n’ayons pas peur du changement!