Sans surjouer le refus des compromissions, Tlamess ressemble si peu au tout venant des films – tunisiens ou autres, peut importe – qu’on le dirait apatride. En laborantin des formes, Ala Eddine Slim propose avec ce deuxième long-métrage de fiction un film de moins plutôt qu’un film de plus. Cinéaste de peu de mots, il remet encore une fois les compteurs à zéro. Ici, tout s’impose pour un œil frais et une oreille dispose, où l’expérience d’une désertion débranche le réalisme codifié pour le détourner de ses fonctions et réarmer notre capacité d’éprouver les possibles du cinéma.
Prendre la tangente
Ne dire que cela de Tlamess supposerait que sa forme prime sur le reste. Mais il n’en est rien s’il faut entendre par « forme » ce corps d’écriture noué qui met l’espace de son côté, dilate le temps et le contracte à volonté. Le film n’en pourfend pas moins sa structure en deux avec une distribution encore une fois assez serrée. La première partie livre une exposition des données requises par la fuite de S., un soldat déserteur, à la suite d’une traque déboussolée. La deuxième partie, frayée par un drame bourgeois, se charge sur le dos d’un personnage féminin, jusqu’ici absent chez Slim : F., une épouse qui, sans réserve d’intériorité, apprend à son mari trop pris par le business qu’elle est enceinte. Nous ne savons pas grand-chose des deux personnages, et nous n’en saurons au fond pas plus à la fin. Mais ne pas en dire plus est une chose, ne pas raconter leur histoire en est une autre. Tout ce que ce film va dérouler sous nos yeux sera contaminé par l’étrange présence de la mort que Slim inscrit entre l’impassibilité de S. et le mystère de F., qui donnera vie mais voit déjà le néant à ses pieds. Il faut une rencontre, pour que, d’étrangers l’un à l’autre, ils se retrouvent quelque part à raviver une brûlure. La rencontre se scellera sur un terrain où un jeu de latences génériques sert à repousser leurs limites.
Mais n’anticipons pas. Oublions pour le moment le scénario, et prenons la logique du récit. Ici, rien de la vraisemblance qui polarise les événements les uns après les autres : un frère d’arme se suicide ; un télégramme annonce la mort de la mère de S. ; une autorisation de sortie accordée ; et voilà que, sans raison, le soldat prend la poudre d’escampette. Slim est peu empressé d’attribuer des motivations à ses personnages, comme si l’écart entre le monde et leurs conditions suffisait à une sortie de piste. Sans doute y a-t-il, chez ces personnages-là, quelque chose comme une pulsion de désertion qui emporte le récit à son corps défendant en y prélevant à chaque fois de quoi amorcer le mouvement d’une fuite, l’élan d’une traversée. Mais ce qui importe, dans Tlamess comme dans The Last of us et, avant lui, Le Stade, ce n’est pas de savoir où va une solitude à chaque fois que, désorientée, elle se met sur orbite et devient aussi fragile que le fil qui la retient à la vie. Cette suspension du sens-orientation s’accompagne ici d’un moment de décrochage, où la caméra prend en charge un mouvement, suit un personnage puis, soudain, s’en désolidarise, laisse tout en plan et part seule – à l’instar du travelling latéral suivant S. avant de l’abandonner pour dévier par une rue adjacente, au fond de la nuit et du brouillard qui se joignent bord à bord. Curieux mouvement, en effet, dont on ne peut pas dire qu’il délivre du point de vue du déserteur pour une autre instance de point de vue, ou qu’il amorce un pas de côté extradiégétique, ou encore qu’il emblématise, clef en main, un des ressorts du film au lieu d’en précipiter le récit. À moins d’un retournement de situation improbable, une chose est sûre : c’est à la mise en scène que Tlamess demande de prendre le relais de cette fuite du sens.
Et ce ne serait encore rien si, chez Slim, la dramaturgie n’était soumise à cette même fuite, attirée par le même état de latence. Ici, la dramaturgie ne subordonne pas le mouvement au récit, mais bien le récit au mouvement du personnage. La logique de la fuite est à ce point privilégiée qu’elle tire sa force de sa capacité de dilater l’espace-temps, en lui prêtant quelque chose comme une doublure venant tout à coup au premier plan, à l’image du survol de la ville dans la continuité serpentine d’un long travelling aérien. En effet, la fuite du personnage S., et par extension celle du sens, se soutient d’une soustraction qui travaille le film au plan de sa dramaturgie comme au niveau de sa mise en scène : S. se déprend des choses, se dépouille de son uniforme militaire, brûle sa carte et, filmé de dos comme dans The Last of us, traverse la ville, puis la forêt et enfin un cimetière, nu tel un habitant des limbes, d’un pas boiteux au gré d’un travelling avant quelque peu balloté. Si l’usage du long plan-séquence, dans cette traversée, épuise le corps et la durée sur les stridences métalliques du quatuor Oiseaux-Tempête, sa pertinence dramaturgique consiste à soustraire le personnage aux coordonnées de la ville et à forcer son passage dans une autre dimension grâce à un cut tombant comme un couperet. Ce qui n’apparaît qu’en germe dès Le Stade avant de se développer dans The Last of us, s’affirme pleinement avec Tlamess qui continue quelque chose mais n’en va pas moins davantage quelque part : le mouvement engage la suspension d’un rapport, initie la séparation avec les corps et amorce la rupture avec la communauté et son langage – quitte à se suspendre dans le vide d’une syncope.
Déréaliser la réalité
Si la rupture est nette, il n’y a jusque-là qu’un mouvement. Et les parentés entre Tlamess et The Last of us, jointes au refus des fioritures dramatiques, se jouent à la fois en-deçà et au-delà de cette syncope, rendue sensible lorsqu’ils changent de main en plein vol. En-deçà, car ils dépouillent le réalisme de ses poses à mesure qu’ils déploient un second mouvement, que le retrait succède à la cavale et que la solitude laisse place à la rencontre. Au-delà, puisque le mouvement, en dérapant, ne voue pas seulement les corps à la dérive, mais entraîne aussi la mutation de l’espace-temps. Mais si les deux films partagent la même métaphysique, celle de Tlamess est plus contournée.
N’étions-nous pas déjà quelque peu avertis ? Indexée en partie sur la déréalisation, la mise en scène est telle que la matière de l’étrangeté s’efface sous un égrenage de signes qui ne visent pas à la collection. Slim parsème les contrechamps de formes rectangulaires, à travers les jeux d’aplats sans issues, cabine de douche, fenêtres ou écran télé, reprenant la forme d’une stèle noire croisée en désert, en clin d’œil au monolithe kubrikien. On laissera de côté la manière dont il met à profit sa cinéphilie latente pour fuir la vraisemblance et ses corollaires. Si elles fonctionnent comme des surfaces sans perspective fuyante, ces formes constituent tout ce qu’un premier regard ne parvient pas à percer, tout ce dont un mouvement de caméra ne saurait que repousser le seuil : bien qu’elles se détachent du fond, elles lui appartiennent. La façon qu’a Slim de les distribuer, parfois à la dérobée, là où on se serait le moins attendu à les déceler, en ferait des points de capiton, voire des clous qui, de temps en temps, s’implantent entre les séquences comme pour arrêter le regard face à l’autre côté où l’un des personnages risquerait de passer. Sans doute la plus mauvaise place du spectateur serait-elle ici celle de l’interprète qui, à force de vouloir déchiffrer ces signes, cherche à tout prix le détail qui tue. Mais de ce spectateur, Tlamess exige au contraire qu’il soit capteur d’atmosphères que la mise en scène ne cesse de lever.
Car c’est à travers un jeu de latences que Slim redistribue les inconnues de l’équation. Il y a des événements de lumière qui laissent les ressources du hors-champ se réfléchir par intermittence pour secouer la léthargie du cadre, à l’instar de la lumière qui s’impriment sur le visage fermé de S., une fois repris dans le fourgon de police. Les éclairages qui clignotent à l’intérieur du dortoir, les faibles lueurs artificielles dans la chambre de l’appartement squatté, importent à ce point chez Slim qu’un régime de syncope optique investit la mise en scène d’une béance où visible et invisible se livrent à un échange de bons procédés. Mais il y a aussi des événements de surface, s’alliant aux perspectives à courte vue, pour faire évoluer les personnages à égalité de point de vue. Cerner ce mixte de flou et d’aperspectivisme, revient à mettre en bocal le corps, à l’image de l’aquarium sans vie auquel Slim demandera d’être plus qu’un décor dans la villa de F, fraîchement aménagée. Filmée près de parois transparentes, à l’intérieur de sa coque protectrice, la bourgeoise est déjà à la frontière d’avec l’extériorité. Les reflets sur la surface des vitres, liquéfiant l’espace, délestent celui-ci de profondeur en baignant dans la solution du plan. S’il y a parfois dans ces séquences un refus du contrechamp en plan subjectif, c’est pour baliser le décrochage qui rompra la ligne de partage entre le point de vue et ce qu’il perçoit.
Le travail de la syncope
Cependant, à côté de ces effets de déréalisation palpables à l’œil, qui mettent en sommeil l’impression de réalité en faisant basculer le plan dans une béance plastique, il y a une façon corollaire qu’a Tlamess de faire jouer les latences sur une frontière que les personnages n’osent franchir qu’à leurs risques et périls. C’est de là que procède la rencontre dans l’économie du film, embrayant à partir d’un incident de corps qui le précipite sur fond de suspension des coordonnées du monde : une fois partie en balade dans les environs de sa villa, F. tombe sur une boussole qui ne donne plus d’orientation. L’insert sur l’objet se veut un écho au migrant de The Last of us qui s’en est débarrassé en chemin. S’il destine la trajectoire de F. à croiser celle de S., la séquence fait office de balise brouillant toute tentative de localisation. Et ce brouillage des repères affectera en écho le récit, le doublant d’une mutation d’espace-temps qui en entraînera une autre. L’étrangeté de l’espace, ce sera le bunker de S., dont la forme arrondie, par analogie de fonction, fait penser à un ventre mais creusé sous terre, doté d’une poche amniotique. Et l’étrangeté du temps, temps de limbes, ce sera un peu la goutte à goutte qui, remuant son eau stagnante et moirée de reflets, pourrait sur la longueur avoir sa suffisance. Si cette métaphysique de la rencontre participe d’une dérive des corps, au risque de leurs métamorphoses, elle ne tient pas ces solitudes additionnées à l’abri du danger qui peut sévir à tout moment. C’est qu’il y va dans Tlamess de la survie, quoiqu’en un sens quelque peu différent de The Last of us : il ne s’agit pas seulement de vie mutilée par le deuil, mais aussi de vie supérieure.
Nous parlions de mutation, de béance, de suspension. Mais nous pourrions parler, encore une fois, de syncope pour cerner ce mode de décrochage du point de vue dans la logique du film. La syncope joue chez Slim sur trois tableaux : visuel, figuratif, et narratif. En effet, elle n’est pas seulement ce qui, à l’intérieur du cadre, fait échec à la lumière d’accomplir son œuvre ; elle est aussi inhérente à la conduite du personnage. Et, en tant qu’ellipse, elle est le procédé de montage qui ponctue le récit. Sur l’échelle d’une séquence, Slim en use pour suspendre le travail du sens. D’une part, la syncope prend le sens littéral d’une perte de conscience quand la bourgeoise s’évanouit aussitôt qu’elle tombe face-à-face avec le déserteur. D’autre part, à quelques plans d’intervalle, la même syncope entraîne une perte d’images quasi-instantanée à laquelle le montage cut emboîtera le pas par un plan noir en guise d’ellipse. C’est de cette double syncope que s’autorise Tlamess pour faire perdre à F. l’usage de la parole, en faisant passer l’amorce de dialogue avec S. dans une forme d’aphasie. Il y a là une liberté qui, du Stade à The Last of us, s’arrache au prix d’une soustraction, bien qu’un minimum verbal s’y infiltre à travers des bouts de phrases troublant le mutisme du film sans s’y imposer. La dérive vers l’état sauvage renvoie cette réticence envers la parole à une forme d’égalité avec les bruits de la nature qui font entendre tout un peuple de sons grâce à une bande assez travaillée dans une focalisation générale.
Reste le regard. S’il ne renonce pas au découpage classique dans les brèves séquences de dialogue mutique entre S. et F., Slim fait fonctionner celles-ci comme des syncopes d’un autre ordre, des scansions réglées sur une série de champs-contrechamps désaffiliés des corps. C’est sur les pupilles dilatées que s’inscrivent, comme par magnétisation ou télépathie, les répliques d’un échange fait d’abord de crainte, de fuite et d’incompréhension. On ôterait son charme au film si l’on disait par le menu comment tout se passe comme si F. était entraînée dans un rêve qui lui est étranger. Ses rapports avec S. ne sont pas de baume à plaie, comme dans The Last of us. S’il y a protection, à la ténacité discrète, c’est au service de l’enfant à venir, et donc d’une autre maternité que celle de la mère perdue. Or, à un moment du dialogue, Slim télescope les deux points de vue, au gré d’une surimpression, jusqu’à les rendre indiscernables en un tremblé optique décidé à ne rien faire durer. S’il annonce l’imminente permutation des rôles sexués entre S. et F., sans graisse psychologique, ce tremblé n’en convoque pas moins un autre sens du double hermaphrodite par le même geste qui le révoque. L’identification reste pourtant flottante : Tlamess a pour force de veiller à ne pas trancher l’indécision, de ne pas détruire cette croyance.
D’un fantastique l’autre
La vibration dont frémit le film n’appartient pas à cette croyance sans tout devoir au flottement qui vient l’affecter d’un coefficient d’étrangeté. Le jeu de latences, qui permet de détacher le regard comme pour la dilater à l’échelle du film, maintient en effet une tension imprégnant celui-ci dès les regards sans contrechamp du prologue. Qu’on se souvienne encore des premières minutes du film : s’il s’ouvre sur une suspension du visible, laissé hors-champ, via la stupeur dans laquelle plongent S. et ses frères d’armes, c’est pour embrayer le récit sur un mystère qui couve. Mais ce n’est pas tout ; le film multipliera par la suite les plans larges faits de foyers de scintillements sur les bords du cadre, où quelque chose dans le paysage, diurne ou nocturne, semble nous regarder en quelque sorte dans les yeux, inversant de ce fait les instances de point de vue : points aveugles quoique souvent lumineux. On serait ainsi sur un des points nodaux du film, la figure d’un tiers absent qu’il convoque d’un bout à l’autre et dont les circonvolutions irriguent explicitement sa logique figurative. La rencontre de F., face au monolithe, avec le gros serpent qui la pétrifie de terreur et la cloue sur le champ, est certes significative non seulement d’un point de vue scénaristique, puisqu’elle donne corps à l’invisible autour duquel le récit semble s’enrouler depuis le début ; mais d’un point de vue de mise en scène, car on s’y confronte à quelque chose comme l’ab-sens du film lui-même : à la fois l’effet de cet invisible, et la béance affectant son sens même que l’on croit à tort pouvoir discerner. Car, de cela même qui s’empare finalement du regard de F., on serait tenté de dire qu’il laisse planer un trouble qui n’est pas prêt de se dissiper, une marge au-delà de laquelle il s’en faut d’un rien pour que se creuse encore le décrochage. C’est sur cette constante perméabilité du regard à un sens suspendu aussitôt que révélé, que Tlamess prélève peut-être son quota de fantastique.
Fantastique ? Le mot, délicat sans doute quoiqu’il vienne un peu trop facilement aux lèvres, s’invite devant le film de Slim mais ne s’impose pas forcément. Il faudrait ne pas en figer le sens et y faire résonner le rapport entre deux fonctions. Car s’il y a ici fantastique, il n’est pas sans renflouer les ressorts de la narration ; mais en même temps, sa fonction ne se réduit pas à une raison de la surenchère dramatique. Entre les deux, il vaut comme prétexte au décrochage et comme un de ses effets, avec la déréalisation qui s’étend à l’écosystème du film sans éteindre ses humeurs sensorielles, mais autrement que dans The Last of us. Au fantastique, le migrant de ce film s’est essayé avec sa sphère céleste protectrice, sans y laisser des plumes. Or, dans Tlamess, le fantastique répond moins à un nouveau compte qu’il n’épouse la menace. L’accompagnement procède ici sur le mode d’une substitution qui ne serait que le ressassement d’un échec et d’une incapacité – l’échec d’un soldat à protéger, l’incapacité d’une mère d’allaiter –, vouant ces solitudes à une disparition qui les restituera à leur condition de damnés sans rachat.
Sur l’une et l’autre scène, une béance du sens l’emporte pourtant sur le reste. Mais s’il y a quelque chose de ce décrochage dans The Last of us, l’enjeu est différent avec Tlamess. Certes, dans le film de 2016, la condition du migrant, à la différence du soldat et de la mère, est celle du moins assuré de ne pas manquer à sa place. Néanmoins, dans le film de 2020, S. et F. sont des figures qui ne savent plus contre quoi ou à qui elles servent. Si donc Slim renonce à leur remettre les clés du film, chaque fois qu’on attend d’eux qu’ils renouent avec eux-mêmes, ce n’est sans doute pas seulement une manière habile de laisser la fiction en sortir les articulations aérées. Bien plus profondément, et toute proportion gardée, il s’agirait de quelque chose de ce « sentiment juste du sens » que Barthes avait relevé chez Antonioni, ou l’équivalent d’une « fuite du sens qui n’est pas son abolition » qui trouverait dans Tlamess sa traduction bien inspirée. L’audace de Slim vient d’une tension entre la pleine conscience du sens en jeu et la capacité de le suspendre ou de s’en déprendre. C’est que le cinéaste veut la béance et non les mailles serrées de la signification. Peut-être que ce décrochage dirait quelque chose de la tenue de Tlamess et de sa conduite qui, en commençant par la fin, s’applique à maintenir en éveil ses noces, à ménager une complexité entre la vie qui finit et celle qui recommence. Mais c’est une manière suffisamment singulière pour accorder grâce à des yeux qui en ont bien besoin.
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