Parler de « nouvelles techniques » est insensé dans un monde où les techniques ne cessent d’évoluer et de se perfectionner de jour en jour. Dans le cas présent, il s’agit simplement d’outils servant à faire l’inventaire de la biodiversité. Or de nombreux facteurs n’ont pas permis leur usage à ces fins. Par conséquent, nous risquons de voir l’écart se creuser entre nos sociétés et celles dites « développées », malgré toutes les bonnes volontés. La proposition de loi sur l’utilisation des drones est l’un de ces facteurs. Même si le recours à cet outil permettrait de faire avancer les connaissances et ferait gagner au pays le temps et les moyens dont il a besoin pour progresser.
Bref, nous avons accusé un retard dans l’inventaire et le suivi de la biodiversité, notamment des espèces nocturnes, en l’occurrence les Mammifères et plus particulièrement les Carnivores qui n’ont pas été étudiés depuis longtemps. Il est vrai que des travaux de génétique ont permis au cours des dernières années de démontrer la présence du loup doré africain en Tunisie, un statut qui s’est substitué à celui du chacal doré, nom sous lequel l’espèce était connue jusqu’alors. Les travaux d’écologie sur les grands mammifères –ainsi que d’autres groupes, disons-le pour l’occasion- demeurent encore un vœu, en raison de l’absence de moyens appropriés. Cette partie de notre patrimoine vivant demeure encore largement inconnue car les moyens mis à la disposition des chercheurs font encore défaut. Il est utile de le rappeler, car il s’agit de faits connus par tous ceux concernés par la conservation de la biodiversité dans notre pays et en Afrique du Nord en général.
L’utilisation de techniques non-invasives pour l’étude de la diversité des mammifères a commencé à donner ses résultats. Les techniques en question relèvent de l’utilisation des caméras détectrices de mouvement pour dresser l’inventaire et assurer le suivi de la diversité des Carnivores en Tunisie centrale et méridionale.
Piégeage photographique
L’expérience a été initiée par l’Association Tunisienne des Randonneurs d’Akouda, qui œuvre pour la protection de la vie à l’état naturel et l’environnement. L’association a d’abord tenté d’inventorier les félins dans les parcs de Bou Hedma et Jbil, situés respectivement dans les régions de Sidi Bouzid et Kébili.
Ici, nous nous contentons de présenter une partie des résultats obtenus par l’utilisation des caméras détectrices de mouvement, particulièrement dans le parc de Bou Hedma. Ici, les résultats obtenus révèlent sans conteste l’utilité de cette technique pour dresser l’inventaire de la diversité des mammifères habitant le parc.
En effet, ce parc a été l’un des mieux étudiés en Tunisie. Les espèces de mammifères qui y sont connues se limitaient à celles observées et identifiées avec certitude, de jour ou de nuit. Le parc est connu pour être le premier lieu d’introduction de grands vertébrés : les antilopes Oryx et Addax, la gazelle dama[1], l’autruche à cou bleu et, enfin l’autruche à cou rouge. Les grands mammifères natifs de la région comprennent la gazelle dorcas, le loup doré africain et le sanglier qui ne cesse d’étendre son aire de répartition en Tunisie. Les autres espèces de mammifères comprennent le renard roux, la genette, le goundi de l’atlas et des petits rongeurs. Précisons ici que les chauves-souris ne sont pas comprises dans notre analyse, simplement parce que leur connaissance exige le recours à des techniques particulières (enregistrement des ultrasons) et que les caméras détectrices de mouvement ne permettent pas de les suivre lorsqu’elles sont actives.
Bref, aussi bien à Bou Hedma que dans les autres parcs nationaux ou plus généralement dans le reste de la Tunisie, les connaissances sur cette faune se limitaient aux piégeages effectués (petits mammifères), aux animaux morts ou accidentés et à l’observation directe, souvent de jour, ainsi qu’aux signes de présence (piquants, crânes, traces de pattes…). La présence de certaines s’est révélée à travers les pelotes de rejection de rapaces nocturnes sans avoir été observées sur le terrain (musaraigne de Whitaker). Il n’en demeure pas moins que des espèces discrètes, à densité faible ou très furtives échappent aux travaux qui se sont intéressés à ces groupes.
Il y a lieu de préciser que les différentes techniques utilisées se complètent, et une seule ne peut suffire à connaître les espèces habitant un lieu donné. Le piégeage photographique dépend de la densité des appareils photo utilisés dans un espace déterminé, de la configuration du terrain, de la qualité des images obtenues, ainsi que de l’écologie des espèces que l’on cherche à connaître.
Résultats obtenus
Les résultats du piégeage photographique présentés ici ont été obtenus au cours de la période allant de 2019 à 2021. Ils ont permis de photographier pratiquement toutes les espèces de grands mammifères évoqués plus haut. Comme peu d’espèces ont une activité nocturne, il est difficile de les voir toutes au courant de la journée. La période d’activité change aussi en fonction de la saison. Certaines espèces nocturnes présentent en effet une activité diurne pendant la saison de reproduction. C’est le cas par exemple du loup doré africain et du renard qui peuvent être vus au courant de la journée après la naissance des petits. Les jeunes, de leur côté, se laissent voir près de leurs terriers surtout pendant la belle saison.
Les gazelles et antilopes sont visibles durant la journée soit au repos ou quand elles fuient lorsque des humains s’en approchent. En été, leur activité devient strictement nocturne en raison des chaleurs excessives.
Les espèces strictement nocturnes comprennent le lièvre, le (ou les) chat(s), la genette, mangouste, le sanglier, hérisson, ainsi que les petits mammifères, surtout les rongeurs, même si parfois on peut les voir sortir furtivement de leurs terriers.
Les animaux nocturnes ont été photographiés alors qu’ils sont actifs dans leurs habitats spécifiques. Certaines espèces occupent des habitats particuliers, alors que d’autres sont généralistes en terme d’habitat. Le lièvre, par exemple, a été filmé aussi bien sur la montagne qu’en plaine, dans les lits de quelques cours d’eau… En revanche, les loups ou les sangliers, même s’ils habitent en altitude, descendent la nuit sur la plaine pour chercher leur nourriture.
Certaines espèces ont des habitats stricts et n’ont pas été observées en dehors de certains milieux. C’est le cas du porc-épic ou de la mangouste, photographiés uniquement en altitude, près de la montagne, et uniquement dans un seul site. En revanche, le goundi qui habite les dalles rocheuses de la montagne où il établit ses nombreux terriers et vit en petits groupes, est presque toujours observé dans ces sites, mais semble descendre au piémont pendant la nuit, mais jamais dans la plaine.
Les loups, assez nombreux, sont généralistes en termes d’habitats, même s’ils semblent habiter uniquement en montagne. Le soir venu, ils descendent chasser dans la plaine parcourant ainsi différents types de milieux. Ils ne rentrent dans leurs tanières que tôt le matin. C’est aussi le cas des sangliers.
La vie en groupe n’intéresse que quelques espèces. Les loups sont parfois observés en couples, en petits groupes constituant probablement des familles, alors que les groupes de sangliers sont formés d’adultes accompagnés de jeunes. Des individus appartenant aux deux espèces sont parfois observés seuls, surtout des adultes. En revanche, les jeunes sont toujours observés en groupes, accompagnés par des adultes. Les groupes de renards se voient près des terriers et sont formés de parents accompagnés de leurs petits.
En outre, nous disposons de plusieurs photos où les loups sont présents en couple.
Les autres espèces sont solitaires, à l’exception des gazelles dorcas et oryx qui forment parfois de petits groupes. Cependant, leurs structures sociales sont différentes les unes des autres. En revanche, le goundi a souvent été filmé seul, rarement en petits groupes. Cette dernière observation mérite d’être nuancée, car les goundis vivent souvent en groupes parfois de taille importante, mais l’emplacement des caméras n’a enregistré que des individus isolés ou en petit nombre.
Les Oiseaux, tout comme les Reptiles, étaient en dehors du centre d’intérêt du piégeage photographique. Ils n’ont été photographiés que lorsqu’ils passaient dans les champs des caméras. Par conséquent, peu d’espèces ont été enregistrées. Des Reptiles, seules deux espèces ont été filmées dans les gîtes du goundi : il s’agit du cobra d’Egypte et du serpent des sables, ce qui est loin de révéler la diversité des espèces habitant le parc.
Les Oiseaux, plus nombreux à avoir été filmés, ne comprenaient également qu’une petite partie des espèces habitant Bou Hedma. Des espèces diurnes, la Perdrix gambra était la plus fréquente car elle habite plusieurs sites où les caméras étaient installées. Le reste des espèces comprenaient surtout des Passereaux, notamment le Rougequeue de Moussier, le Cochevis huppé, l’Ammomame isabelline, la Huppe fasciée, le Pinson des arbres…
Des Oiseaux habitant les milieux rocheux, seul le Traquet rieur a été observé. De même, pour ce qui concerne les espèces nocturnes, seuls la Chevêche d’Athéna, l’Oedicnème criard et un Engoulevent ont été observés, même si la première espèce était de loin la plus fréquente.
Nécessaire ouverture sur la société civile
Les données enregistrées montrent que l’inventaire de la biodiversité au parc de Bou Hedma reste encore incomplet, du moment où de nouvelles espèces ont été observées au cours des missions accomplies et présentées dans cet article.
L’apport de ce genre de technique est indéniable et ne peut en aucun cas être mis en doute. Pratiqué un peu partout dans le monde, le recours au piégeage photographique est devenu classique. Il est largement temps pour que les institutions académiques l’intègrent dans leurs outils de recherche sur notre patrimoine vivant. Cette technique devrait être généralisée, d’autant plus que le prix des caméras détectrices de mouvement s’est beaucoup démocratisé.
Même si les missions accomplies à Bou Hedma n’ont pas encore épuisé la diversité des Mammifères vivant dans le parc, seul le temps et l’exploration d’autres habitats permettraient de se fixer sur la présence éventuelle de l’hyène rayée et du lynx caracal, soupçonnés de vivre en ces lieux. La belette, tout comme la zorille, sont aussi des espèces dont le statut mérite d’être précisé dans le parc ou ses environs. Une autre espèce n’a pas encore été enregistrée, mais sa présence est certaine : il s’agit du mouflon à manchettes. Cet animal n’a pas encore été observé, simplement parce que ses habitats ne sont pas encore couverts par le piégeage photographique.
Disons enfin que la science citoyenne, en l’occurrence l’utilisation du piégeage photographique par des associations peut aider à mieux cerner la diversité des espèces habitant les aires protégées en particulier. Elle ne doit en aucun cas demeurer à l’écart des institutions académiques. Ces dernières, par manque ou défaut de moyens, n’ont pas pu intégrer ces outils dans leurs programmes de formation. Elles se doivent de s’ouvrir sur la société civile pour faire avancer les connaissances.
[1] Disparue, tout comme la pintade de Numidie, introduite elle aussi. Voir notre article à ce sujet sur Nawaat.
[2] Toutes les images présentées ici ont été prises au parc, et publiées avec l’aimable autorisation de M. S. Laarif et Mme H. Chemkhi, de l’Association des Randonneurs d’Akouda. Qu’ils soient vivement remerciés
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