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Depuis le déclenchement de la révolution tunisienne qui a changé le cours de l’histoire dans la région arabe et méditerranéenne, la Tunisie souffre d’une instabilité chronique, d’une dégradation continue de sa situation économique et sociale et d’un effondrement sans fin de ses principaux indicateurs économiques et sociaux.

D’aucuns concluent d’ores et déjà à un échec de la transition politique et économique, attribuant le blocage institutionnel et le conflit au sommet de l’Etat tantôt à un problème de gouvernance et à l’absence de volonté de réforme, tantôt aux vices intrinsèques à la constitution et à son système de gouvernement qui aurait rendu la Tunisie ingouvernable.

La révolution tunisienne à l’épreuve de la globalisation et des ingérences occidentales

Certes, il convient de ne pas minimiser les considérations régionales et internationales qui contribuent à aggraver les divisions et les problèmes d’ordre interne en Tunisie. Mais cette conjoncture défavorable est essentiellement due aux ingérences de la France et de ses alliés du G7 qui se sont rapidement déployés après la révolution, lors de leur sommet tenu en mai 2011 à Deauville sous présidence française, afin de reconduire le libre échange commercial inégal en tant que cadre d’organisation des relations avec le monde Arabe et entre les deux rives de la Méditerranée. Or, c’est le bilan économique et social tragique de l’insertion de la Tunisie dans la globalisation, instauré en 1995 par l’accord de libre échange des produits industriels signé avec l’UE, qui a favorisé les conditions propices à la chute de l’ancien régime. Toutefois, la France et ses alliés du G7 s’opposent à toute remise en cause de ce système qui sert leurs intérêts et ils ont œuvré à son extension tout au long de la décennie écoulée par le biais de l’accord de libre-échange complet et approfondi ainsi que les programmes d’ajustement structurels du FMI.

Rappelons à ce propos que la France et ses alliés européens du G7 ont été les principaux bénéficiaires de la politique d’ouverture commerciale et de privatisations fondée sur la liberté d’investissement et le libre-échange inégal instaurés par l’accord de 1995  entre la Tunisie et l’UE. Les privilèges excessifs ainsi accordés aux étrangers, tout en dépouillant le secteur public et étatique de son rôle social et régulateur, ont abouti à la remise en cause du modèle de développement et de société lié au processus initial d’édification de l’Etat tunisien indépendant et souverain.

La France a ainsi pris le contrôle d’une bonne partie du secteur bancaire, des technologies de l’information, du commerce extérieur et intérieur à travers la grande distribution, des transports ainsi que celui du tourisme et des énergies. Il en est de même de l’Allemagne très présente dans des domaines clés dont les énergies renouvelables, ainsi que l’Italie qui s’approprie l’essentiel des revenus en devises du secteur de l’huile d’olive. Les privatisations initiées dans la foulée du PAS convenu avec le FMI en 1986, ont touché au total 217 entreprises bradées pour la modique somme de 6,1 milliards de dinars. D’ailleurs, il s’agit d’investissements toxiques, non productifs et générateurs d’endettement du fait que les nouveaux emprunts de la Tunisie sont alloués partiellement ou totalement au rapatriement des bénéfices au profit des investisseurs étrangers.

En effet,  ces opérations de mainmise étrangère totale ou partielle touchant des domaines d’activité stratégiques, n’obéissent à aucune logique d’efficacité économique ou d’intérêt public. D’autant plus qu’elles sont souvent, comme sous l’ancien régime, monnayées et liées à la corruption d’Etat impliquant les proches du pouvoir. Alors qu’elles généraient des ressources considérables au profit de l’Etat, les entreprises privatisées sont devenues un fardeau pour les finances publiques au même titre que les importations de luxe ainsi que le service de la dette qui sont également financés par des emprunts extérieurs. Ce qui explique l’explosion de l’endettement tunisien qui est désormais insoutenable et ingérable.

Notons qu’une nouvelle vague de privatisations a été initiée par les gouvernements post révolution sur la base des engagements pris avec le FMI, prévoyant la cession des services publics stratégiques des transports, de l’eau, de l’électricité, et autres. Les nombreuses lois adoptées depuis 2014 afin de favoriser cette entreprise de liquidation du patrimoine national au bénéfice des capitaux étrangers entrent dans le cadre de l’insertion de l’ALECA dans la législation tunisienne sous couvert de fausses négociations avec l’UE. Il s’agit notamment des nouvelles lois sur les incitations aux investissements et le climat des affaires ainsi que le partenariat public privé qui instituent la liberté d’investissement illimitée dans tous les secteurs productifs et de services y compris dans les terres agricoles. L’imposition des normes européennes dans l’industrie et l’agriculture et les services dépouille la Tunisie de sa souveraineté législative tout en permettant la prise de contrôle de ces secteurs vitaux par les capitaux européens. Il en est de même de notre souveraineté monétaire confisquée par «l’indépendance» de la Banque centrale tunisienne et du secteur bancaire dont le contrôle échappe désormais à l’Etat tunisien.

Ce faisant, il n’est pas exagéré de dire que la Tunisie est revenue, du fait de ces «réformes», à une situation comparable à celle qui prévalait au lendemain de l’indépendance. Tout le dispositif législatif était alors conçu afin de favoriser la mainmise française et européenne sur les pans les plus lucratifs de l’économie ainsi que le contrôle des centres de décision dans le domaine économique et financier.

Notons que la France et l’UE se sont particulièrement  investies dans ce processus notamment par leurs ingérences lors des échéances électorales, dans la composition et la présidence des équipes gouvernementales ainsi que l’élaboration des grands choix économiques dont notamment la stratégie de développement 2016-2020.

L’Etat national tunisien indépendant et souverain menacé par la globalisation

Néanmoins et au-delà de ses retombées économiques négatives et déstabilisatrices, l’insertion de la Tunisie dans la globalisation a quasiment réduit à néant les efforts entrepris durant les trois premières décennies de l’indépendance pour unifier les Tunisiens autour du projet fédérateur d’édification de leur Etat national indépendant et souverain.

Le livre blanc édité par le ministère du développement régional en novembre 2011 reconnait l’échec du modèle économique d’ouverture à l’international adopté sous l’ancien régime qui a priorisé le développement des régions côtières pour booster leur attractivité et y attirer les investissements étrangers sous prétexte de fournir des emplois aux tunisiens. Qualifiée de «stratégie de domination» exercée par le centre sur les régions intérieures, cette politique a en fait favorisé l’éclatement de la société tunisienne et la «marginalisation de pans entiers de la population et du territoire national qui ont  été ainsi mis au ban de la modernisation et réduits au rôle de réservoir de main d’œuvre bon marché ».

La classe oligarchique tunisienne qui exerce cette domination au profit de l’étranger et de la minorité européenne est omniprésente et influente au sein des institutions étatiques et des médias. Elle est adossée à un système d’enseignement occidental intégré implanté en Tunisie qui œuvre, de la maternelle à l’université, à former des «citoyens universels» multinationaux complètement acquis aux thèses de la mondialisation.

D’ailleurs, les ressources humaines et la jeunesse tunisienne sont considérées comme des opportunités rentables d’investissement et détournées par des accords injustes favorisant les migrations sélectives des élites et des étudiants en vue de leur intégration dans l’économie de marché. Et ce phénomène s’est accentué à un rythme accéléré après la révolution dépouillant la Tunisie d’une part considérable de ses compétences, sans susciter la moindre réaction de la part des autorités publiques tunisiennes.

Ainsi, les dangers inhérents à l’insertion dans la globalisation ne sont pas seulement d’ordre économique car ils touchent à l’essence même du projet national tunisien et à l’identité culturelle et religieuse de la Tunisie. En fait, c’est le contrat social associé à ce projet qui a été hypothéqué au profit de l’arrimage de la Tunisie à l’Etat supranational européen. Celui-ci ignore nos besoins spécifiques en matière de développement ainsi que nos spécificités culturelles et civilisationnelles. Sa vocation première est en effet de dépasser le cadre des Etats nationaux au profit d’un ensemble européen intégré et adossé à des institutions fédérales. Au final, la remise en cause de la notion d’Etat protecteur des intérêts nationaux est le but ultime de la gouvernance mondiale dont l’objectif central est d’éliminer toutes les frontières ainsi que les entraves aux échanges érigées par les pays du tiers monde jaloux de leur indépendance.

D’où l’incompatibilité de la globalisation avec les exigences associées à la construction d’un Etat national tunisien respectueux des attaches culturelles et civilisationnelles de la Tunisie, des racines arabo-islamiques du peuple tunisien et investi dans la mise en place d’une économie productive au bénéfice du peuple tunisien. D’ailleurs, la réhabilitation de ce projet rejoint les orientations stratégiques et diplomatiques de la nouvelle constitution tunisienne laquelle a été pratiquement gelée du fait de la conjonction d’intérêts entre les milieux d’affaires tunisiens et étrangers.

A vrai dire, la conjoncture présente en Tunisie n’est pas sans rappeler les conflits d’intérêts qui ont opposé au lendemain de l’indépendance la France et ses alliés locaux au nouvel Etat tunisien soucieux de recouvrer les attributs d’une véritable souveraineté adossée à des relations équilibrées et mutuellement bénéfiques avec la France et l’ensemble européen. Toutefois, et à la différence des dirigeants issus du mouvement national, la classe dirigeante post révolution, soucieuse avant tout de conserver le pouvoir, a choisi de lier son sort aux intérêts étrangers.

D’où l’intérêt de brosser un tableau comparatif entre la décennie écoulée et celle postérieure à l’indépendance. Cette approche comparative entre les deux périodes s’impose dans la mesure où il s’agit de deux pouvoirs pourvus de prérogatives «constituantes» et censés se conformer aux missions qui leur sont imparties par la constitution.  De ce point de vue, il convient de rappeler que la France était farouchement opposée à cette politique fondée sur la stratégie de décolonisation économique associée à l’établissement d’une coopération juste et équilibrée avec la France et l’ensemble européen. C’est pourquoi, et en dépit de ses acquis incontestables, elle sera rapidement reconsidérée en faveur du retour à l’économie de marché ce qui ouvrira la voie au processus de recolonisation économique de la Tunisie et de déconstruction de l’Etat national tunisien.

Nous consacrerons la prochaine partie de cette série à cette étape cruciale et méconnue de l’histoire des relations entre la Tunisie, la France, et l’Europe. Cela nous permettra de revenir aux origines historiques de l’émergence du sentiment national tunisien, qui remonte au début du 17ème siècle après la division du Maghreb par l’empire ottoman en trois provinces séparées, relevant chacune de la sublime porte. Dès cette époque, la France et les pays européens vont se déployer pour obtenir à travers le système des capitulations les privilèges et les avantages qui leur permettront de contrôler les marchés et les richesses de la Tunisie. Après la colonisation de l’Algérie en 1830, la France va s’opposer à la première tentative initiée par Ahmed Bey en vue de conquérir les attributs d’un Etat souverain. A cet effet, elle aura recours aux pressions militaires conjuguées aux accords commerciaux inégaux et à l’instrumentalisation de la dette.