Ce fut une des promesses de nombreux candidats aux élections municipales de 2018 : débarrasser les communes des fameux « points noirs » où s’entassent les poubelles des habitants. Deux ans et demi plus tard, le pays continue de crouler sous les ordures. Ici, des bennes qui débordent, là des dizaines et des dizaines de sacs poubelles à même le sol, éventrés par des chats et laissant au passage des odeurs nauséabondes. Selon l’Agence Nationale de Gestion des Déchets (ANGED), la quantité de déchets ménagers et assimilés produite est estimée à 2,6 millions de tonnes par an, avec une progression annuelle estimée à 2,5 %. Citoyens, élus municipaux, représentants du pouvoir central : chacun se renvoie la balle, sans qu’aucune solution pérenne ne semble avoir été trouvée. Selon l’article 240 du Code des Collectivités Locales, voté en avril 2018,

le conseil municipal crée les services publics municipaux et les gère, notamment en matière de […] collecte des ordures ménagères ou assimilées au sens de la loi n° 2016-30 du 5 avril 2016, leur tri et leur transport aux décharges contrôlées.

Points noirs et décharges anarchiques

Ainsi, la première étape, à savoir la collecte des déchets, revient aux communes.

La décentralisation place les municipalités au centre de la gestion des déchets. Les autorités locales, par leur proximité avec les citoyens, sont considérées comme les premières institutions responsables et sont supposées en être les gestionnaires les plus efficaces,

peut-on lire dans le rapport « L’environnementalisme post-décentralisation : la politique locale de gestion des déchets solides en Tunisie », réalisé par la chercheuse Lana Salman pour l’Arab Reform Initiative et la Fondation Henrich Böll. La collecte se fait sur le mode du porte-à-porte par des camions municipaux ou des sous-traitants, à l’exception de certaines grandes communes, comme Nabeul, qui mettent à disposition des ménages des conteneurs dans chaque quartier. Une fois les déchets collectés, ils sont transportés et stockés temporairement dans des centres de transfert, en attente de leur destination finale : les décharges. Quand décharges, il y a. Mais il suffit de jeter un coup d’œil dans les rues et les abords des villes pour constater que les problèmes commencent dès la première étape du processus.

Guellala, Djerba

Routes impraticables pour permettre aux camions de collecter les déchets, absence de décharges qui oblige certaines communes à déverses les déchets aux abords d’un oued ou d’un terrain vague, habitants qui n’ont pas connaissance des horaires de passage des camions, quantité insuffisante de bennes, sous-traitants qui ne font l’objet d’aucun contrôle de la part des communes ou encore bennes tasseuses régulièrement en panne. En découle une prolifération de points noirs et de décharges anarchiques. A Dhehiba, relevant du gouvernorat de Tataouine, où le taux de collecte est de l’ordre de 94%, il n’est pourtant pas rare de trouver des bennes pleines après le passage des agents de collecte. « Les camions passent à des horaires précis mais malheureusement les habitants déposent leurs déchets n’importe quand », regrette Khaled Ben Abdallah, secrétaire général de la commune. Il souligne également le manque de ressources : « nous n’avons pas assez de bennes, et plus généralement, si le Code des Collectivités Locales nous permet d’avoir une autonomie financière, il est évident que nous n’avons pas suffisamment de moyens pour assurer la gestion des déchets de façon optimale ». En effet, seulement 3,6% du budget global de l’Etat est alloué aux collectivités locales. Des miettes.

Selon le Plan d’opérationnalisation de la décentralisation du ministère des Affaires locales et de l’Environnement, le montant des transferts aurait dû passer de 4 à 10 % du budget de l’Etat entre 2018 et 2021, à 14 % en 2024 et devrait atteindre 21 % en 2027. Peu probable selon plusieurs rapports, dont celui du Crisis Group sur la décentralisation, pour qui « la dégradation des équilibres macroéconomiques et l’austérité budgétaire qui se profile » freinera le processus. Car même si les conseils municipaux peuvent désormais fixer les montants des taxes et redevances locales et en créer de nouvelles, leur capacité à générer leurs propres revenus reste très réduite. Le plan communal de gestion des déchets de la commune de Dhehiba, indique que seuls 39% des dépenses de fonctionnement sont financées par les ressources propres de la commune et que « la dépendance de la commune envers les transferts de l’Etat est de l’ordre de 68% ». Or, le coût de la collecte des déchets n’est pas négligeable : il s’élève en moyenne à 45 dinars par an et par habitant.

Elargir les compétences des municipalités ?

Face à des communes démunies, Afef Hammami Marrakchi, professeure en droit environnemental et membre de l’association Tunisie verte, appelle à ce que les communes soient impliquées à toutes les étapes du processus : « il est nécessaire d’élargir les compétences des communes en matière de gestion des déchets et leur donner les moyens d’agir ». Elle regrette que « tout l’arsenal juridique antérieure à l’adoption du Code des Collectivités Locales » n’ait pas été revu et n’ait pas replacé les communes au centre de la gestion des déchets.

Pourquoi la gestion des déchets ne fait-elle pas l’objet d’un plan communal ? Pourquoi les décharges contrôlées ainsi que les centres de collecte et de traitement des déchets ne sont pas intégrés dans le domaine public communal ? Pourquoi le pouvoir central refuse de partager cette responsabilité ?,
s’interroge Afef Hammami Marrakchi.

« Ce n’est pas normal que la mission de la commune s’arrête devant la décharge, alors même qu’elle se trouve sur son territoire et que c’est précisément à cet endroit que les choses se compliquent », poursuit-elle. C’est un tout autre discours que défend Lana Salman :

ce n’est pas en donnant plus de responsabilités aux communes que les choses s’amélioreront, au contraire, ça ne fera qu’ajouter un problème aux nombreux problèmes qu’ils doivent déjà gérer.

Selon elle, c’est à l’Etat d’assumer ses responsabilités et « de réformer de toute urgence l’ANGED ». Mais face à un Etat aussi défaillant, de nombreuses voix s’élèvent pour encourager l’intercommunalité et ainsi renforcer le pouvoir des communes. Parmi eux, Walim Mardassi, expert en gestion des déchets : « l’intercommunalité permet de mutualiser des investissements, par exemple, plusieurs communes peuvent investir dans la création d’une unité de traitement et de valorisation des déchets ». Encourager le tri à la source, par exemple, permettrait de réduire considérablement la quantité de déchets. Une solution accessible aux municipalités dans la mesure où 68% des déchets ménagers sont organiques et peuvent se transformer en compost plutôt que de s’entasser dans des points noirs ou des décharges déjà saturées. L’article 281 du CCL encourage les communes à coopérer afin de réaliser des projets communs ou à fournir des prestations ayant un intérêt commun. « Malheureusement, dans les faits, sa mise en œuvre demande de l’endurance, comme en témoignage l’expérience de La Marsa, Sidi Bou Said et Carthage », note Walim Mardassi. Mêmes observations chez Afef Hammami Marrakchi : « L’article 281 n’est pas assez exploité, pourtant dans le cadre de la gestion des déchets, il pourrait permettre aux communes de mutualiser et de trouver des solutions adaptées ».

Gestion des déchets et environnement

La problématique de la collecte des déchets se limite, souvent, à une question de propreté. Or, comme le souligne Lana Salman dans son rapport, la société civile tunisienne a permis ces dernières années de dépasser le souci de propreté et d’esthétique en mettant en avant l’aspect politico-économique de la gestion des déchets : « ces initiatives participent à amorcer une conscience de problèmes plus généraux tels que l’échec des institutions, la corruption systémique et le tri sélectif des déchets ». Par ailleurs, la prise en compte de la problématique environnementale dans le cadre de la gestion des déchets fait souvent défaut. Eliminer les déchets à tout prix, sans se soucier de son devenir et de son impact environnemental témoigne d’une vision court-termiste.

Or, pour Lana Salman, la collecte des déchets est davantage une préoccupation environnementale qu’un souci de propreté. Cette prise de conscience, portée par la société civile, a favorisé « une meilleure compréhension de la durabilité environnementale au-delà des questions de propreté, d’esthétique et de responsabilité morale ». Si le CCL regorge d’articles et de dispositions concernant le rôle des communes en matière de développement durable et de protection de l’environnement, comme la possibilité de taxer les activités polluantes[1], Afef Hammami Marrakchi s’étonne que les communes ne prévoit pas un plan de gestions des déchets en tant qu’une partie du plan de développement local.

Et les citoyens ?

Par ailleurs, observe Lana Salman, « la protection de l’environnement est d’avantage devenue une responsabilité morale personnelle qu’une question politico-économique liée aux modes de consommation de la société, à la création inévitable des déchets et aux moyens de s’en débarrasser ». Il n’est donc pas étonnant que lors de nos différents entretiens, la responsabilité des habitants ait été soulevée. « Les citoyens n’ont pas conscience qu’ils ont un rôle à jouer », déplore Khaled Ben Abdallah de la municipalité de Dhehiba. Et de poursuivre : « de notre côté, nous devons faire des campagnes de sensibilisations ». Pour Walim Mardassi, « il y a une crise de confiance entre les citoyens et les communes », or c’est précisément cette confiance qui permettrait aux citoyens de s’impliquer dès le début du processus en réduisant leur consommation, en respectant les horaires de passage des camions, mais aussi en organisant des campagnes de nettoyage.

Une enquête de la Fondation Heinrich Böll témoigne de cette dichotomie : d’une part les citoyens attendent beaucoup des municipalités dans la collecte des déchets, et d’autres parts, ces mêmes citoyens ne semblent pas avoir un comportement respectueux de l’environnement. Ainsi, le processus de décentralisation accroît les attentes légitimes des citoyens vis-à-vis des élus locaux, sans que ces derniers puissent réellement les satisfaire : « le point de vue des habitants ne prend pas en considération toute la chaîne de la gestion des déchets, ni le fait que les conseils locaux […] n’ont commencé à agir que depuis mai 2018, avec un budget et des ressources humaines très contraignants », remarque Lana Salman. Car si les collectivités locales offre plus d’autonomie politique et financière aux communes et qu’il étend théoriquement leur domaine de compétences, les prérogatives de l’administration centrale et régionale sont restées quasiment intactes. En attendant, les poubelles continuent de déborder.

[1] Article 139 du Code des Collectivités Locales.