Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
A l’hôpital de campagne mis en place à Kairouan, 30 juin 2021. Crédit photo : Malek Khemiri

Le modèle de santé édifié au fil des années, depuis l’indépendance, a atteint ses limites depuis longtemps. La détérioration des services publics de santé aggrave les inégalités sociales et régionales : les ménages voient se surajouter et se multiplier des difficultés d’accès à des structures vétustes, font face à un manque en médicaments et doivent débourser d’importantes sommes pour se faire soigner en ayant recours au secteur privé. La santé censée être un facteur de justice sociale est devenue une source d’écarts injustes entre les couches sociales.

Système à plusieurs vitesses

Le développement d’un système de santé à plusieurs vitesses se dessine : le secteur privé pour les plus nantis, l’hôpital militaire pour la classe politique et certains cadres de l’État et le secteur public pour les démunis.

Les difficultés auxquelles fait face le système de santé en général et le secteur public en particulier sont devenues de plus en plus prononcées avec le temps. La crise a atteint son apogée dans un contexte d’enchevêtrement de crises économiques, politiques et sanitaires, aggravées par l’épidémie Covid 19. Ainsi, au cours de ces dernières années, les Tunisiens ont connu plusieurs scandales fortement médiatisés touchant le domaine de la santé : partant des épidémies d’hépatite A, pour arriver à un taux de suicide en forte hausse, en passant par l’affaire des stents périmés, le décès de 11 nourrissons dans les suites d’infections nosocomiales, la mort d’un jeune chirurgien à l’hôpital de Jendouba à cause d’infrastructures défectueuses…

Les incidents sécuritaires et la violence dans les structures de santé contre les agents de santé ainsi que les grèves à répétition des soignants face aux conditions de travail catastrophiques dans le secteur public sont devenus d’une normalité accablante. Les problèmes de communication en relation avec l’épidémie du Covid-19 a laissé libre cours aux fausses informations.

Plusieurs articles se sont penchés sur la disparité sanitaire entre les régions créant une réelle injustice et alimentant toutes sortes de frustrations. D’autres ont traité la question de l’insuffisance des financements publics alloués à la santé qui restent au-dessous des recommandations mondiales.

Au final, tout cela a concouru à un système de santé injuste et peu performant, incapable de répondre à la pandémie, mettant ainsi une plus grande pression sur les décideurs pour des mesures de confinement excessives aux conséquences sociales économiques incalculables. Ceci dans un contexte de crise politique induisant une instabilité à la tête du ministère de la Santé. Celle-ci a atteint un record avec 5 ministres de la Santé durant l’année 2020.

Absence d’une approche globale

Les réponses politiques, souvent dans la réactivité, ne répondent pas aux besoins ou choisissent des options « bouche trous » sans perspective de solutions durables. Cela accentue les frustrations et augmente la défiance de la population envers les institutions. Pourquoi nous trouvons-nous dans cette situation ? Pourquoi n’arrivons-nous pas à mettre en place des solutions adaptées ?

Être en bonne santé serait la priorité de 96% des Tunisiens selon un sondage relayé par la presse. Pourquoi cette priorité n’est pas prise en considération de façon sérieuse ? Plusieurs obstacles s’opposent à une approche réfléchie de la santé.

Plus personne dans le monde ne conteste le fait que la santé est un bien commun. En revanche, beaucoup ont du mal à admettre que la marchandisation de ce bien commun génère des dérives importantes et les difficultés d’accès à un système de santé performant renforcent toutes les formes d’inégalités sociales. La santé fait partie intégrante des droits de l’homme, c’est également un droit constitutionnel en Tunisie (article 38). La santé ne peut pas être pensée et gérée dans le cadre étriqué des lois du marché même si nombre des ingrédients la concernant sont liés à ce dernier. Elle ne peut pas non plus être approchée de façon segmentée et non dans sa globalité.

Jusqu’à présent, le secteur de la santé a été géré comme un département en charge uniquement de la maladie et des hôpitaux. On tarde à comprendre que la protection et la promotion de la santé doivent être une préoccupation transversale de tous les secteurs. La crise actuelle doit servir d’opportunité pour la refonte du système de santé autour du citoyen avec la considération effective de la protection de la santé ainsi que la prise en compte de l’équité́, de la solidarité́ et de la qualité́ dans l’accès aux services de santé sur tout le territoire national.

A cette fin, il est nécessaire de s’attaquer tout d’abord aux obstacles qui empêchent l’évolution du système de santé.  Il est impossible d’évoluer en l’absence d’une approche globale et d’une volonté politique ferme. Alors que des mesures et des initiatives cache-misères ou tronquées ont jusque-là servi de réponses.

Problèmes structurels & corruption

Ensuite, le centralisme décisionnel bloque l’initiative à l’échelle régionale ou locale et conforte attentisme et non engagement. Le contexte d’instabilité due à des alliances politiques labiles au niveau du parlement affecte la continuité de l’État et aggrave déclin actuel. Dans ce contexte, les nominations inadaptées et ou partisanes au niveau des postes de directions sous couvert d’affinités politiques ont pris de l’ampleur.

D’autre part la situation devient presque inextricable du fait d’un corporatisme marqué favorisé par l’affaiblissement de l’autorité de l’État et de la faiblesse du sens de l’intérêt général chez la plupart des parties prenantes.

L’asymétrie de relations dans le système favorise le développement de la corruption, l’absence ou la mauvaise gestion des conflits d’intérêts et de multiples formes d’inefficience.

(Conférence Nationale de la Santé, 27 Juin 2019)

Outre les problèmes de gouvernance structurels évoqués plus haut, on se retrouve face à une corruption qui semble toucher les différents maillons de la chaine avec une réelle crise de conscience professionnelle dont découlent plusieurs problèmes. La santé en Tunisie subit de plein fouet les conséquences des conflits d’intérêt liés au régime de la double appartenance publique et privée choisie par une partie importante des professionnels de la santé. En effet, la double appartenance public et privé est très mal régulée, l’APC (activité privée complémentaire) et l’APR (l’activité privée en région) ont conduit vers des glissements de responsabilités et le détournement plus ou moins organisé des patients les plus fortunés vers le privé.

Nous assistons depuis 25 ans à un véritable écrémage de l’activité et des ressources humaines. L’hôpital public a été systématiquement vampirisé de ses compétences et des malades relativement aisés.

La lourdeur administrative traditionnelle, cloisonnée et centralisatrice ne permet pas l’utilisation effective et adéquate des moyens technologiques modernes, ce qui aggrave la non-disponibilité d’information stratégique et de toute planification. Il en résulte par conséquent, une réactivité inadaptée et une grande inefficience dans l’utilisation des moyens.

Omniprésence de l’industrie pharmaceutique

L’omniprésence de l’industrie pharmaceutique à toutes les étapes de la prise des décisions médicales n’est pas un problème spécifique de la Tunisie. Plusieurs pays ont tenté avec plus ou moins de réussite de pallier cette problématique en instaurant des systèmes œuvrant pour rendre l’indépendance décisionnelle aux structures sanitaires et réduire l’influence des firmes pharmaceutiques sur les décisions et choix médicaux. Beaucoup reste à faire chez nous en particulier concernant la recherche et la formation continue.

En conclusion, ces problèmes multiplient les déficiences en matière de gouvernance, de pilotage, de régulation, de financement et de participation. Ils rendent le système de santé inefficient et inéquitable. Existe-t-il des moyens pour sortir de cette impasse ?

Des actions urgentes devraient être menée d’abord, pour sauver le secteur public de la santé et lui donner les moyens essentiels pour assurer et assumer ses missions et pour lutter contre la corruption et l’exploitation financière des patients, garantir une plus grande transparence, créer des mécanismes de gestion des conflits d’intérêt ainsi qu’un travail visant l’identification et l’élimination des contextes propices à la corruption.

Il faut agir en ayant développé une vision du système de santé que nous voulons pour notre pays et définir des réformes structurelles permettant de le mettre en œuvre avec détermination et pragmatisme. Une telle dynamique nécessite la promotion d’un changement des mentalités avec une valorisation de l’éthique, de la déontologie et du respect des patients mais également la valorisation sociale et matérielle du travail des professionnels de la santé.

Ceci n’est pas un rêve impossible. Nous allons tenter de démontrer la faisabilité de la mise en place d’un système de santé adapté aux besoins des Tunisiens à travers cette série d’articles qui se propose de présenter une analyse de la situation et des solutions admises dans le cadre du dialogue sociétal: grand travail de recherche mené en Tunisie pour identifier des solutions viables et sérieuses pour le secteur de la santé.

Le dialogue sociétal sur la santé propose un projet de politique nationale de santé comprenant une vision pour la santé à l’horizon 2030. Ce travail innovant, très sérieux et participatif doit quitter les tiroirs des décideurs politiques et des différents gouvernements et ministres de la santé qui se sont succédé et orienter effectivement les actions de réformes du secteur de la santé.