L’alimentation intermittente en eau potable est un phénomène qui ne cesse de prospérer en Tunisie depuis plusieurs années. En effet, 1345 problèmes de distribution de l’eau ont été signalés en 2020, contre 497 au cours du premier trimestre de 2021, selon l’Observatoire tunisien de l’eau (OTE). La région de Kairouan au centre du pays arrive en tête des manifestations de la soif, avec 75 actions conduites en 2020. Tandis que 80 alertes de coupures d’eau ont été comptabilisées à Gafsa (sud-ouest) la même année, faut-il préciser que plusieurs coupures ne sont plus déclarées du fait de leur périodicité… les utilisateurs de l’eau s’habituent !
L’alimentation intermittente en eau potable est une approche véhiculée par les autorités comme étant une solution pour remédier à la pénurie d’eau et faire face au changement climatique, et cela, malgré les risques majeurs qu’elle présente. En effet, une alimentation intermittente en eau affecte considérablement la qualité de vie, augmente la propagation des maladies hydriques, dégrade fortement les activités économiques et provoque les protestations sociales. Cette approche est surtout non fondée, étant donné que l’eau à usage domestique, touristique et industriel ne dépasse pas 20% des ressources en eau en Tunisie ; d’autant plus que ce préjugé nous empêche d’identifier objectivement les vraies raisons de ce problème. Admettre que l’alimentation intermittente en eau potable est due au manque des ressources, c’est tomber dans la simplification et la superficialité en toute simplicité. Cette superficialité amène l’Etat à adopter des solutions étriquées pour fournir l’eau à ces “maudits abonnés”, pris pour des “voleurs d’eau”, des “mauvais payeurs” et des “gaspilleurs”. L’Etat résume les problèmes de l’eau dans la triade fallacieuse: branchements illicites, endettement et gaspillage. L’Etat qui monopolise l’eau et sa gestion, et qui se met au-dessus de la redevabilité, exclut les utilisateurs de l’eau de toute participation. Il s’adresse uniquement aux bailleurs de fonds (les seuls partenaires de l’Etat) pour financer des infrastructures n’ayant aucune utilité comme la construction des nouveaux barrages, l’implantation des nouveaux forages, la construction des réservoirs, le remplacement des conduites. L’encombrement des infrastructures exacerbe les coupures d’eau et affecte fortement les indicateurs de performances des réseaux tels que le débit et la pression. En d’autres termes, il diminue considérablement le confort des utilisateurs. Pour le démontrer, nous allons exposer ci-dessous deux systèmes hydrauliques fréquemment exposés à des coupures d’eau. Le premier est situé dans le gouvernorat de Nabeul, et géré par la Société Nationale de l’Exploitation et de Distribution d’Eau (SONEDE). Le deuxième se trouve dans le gouvernorat de Béja et il est géré par le Commissariat Régional de Développement Agricole et un Groupe de Développement Agricole (GDA). L’objectif étant de comprendre et identifier les causes des coupures fréquentes de l’eau.
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Réseau de distribution d’eau potable alimentant les villages de Lezdine, Chibine, Rinine et Ghris au gouvernorat de Nabeul
Ce réseau, géré par la SONEDE, alimente 4 villages (Lezdine, Chibine, Rinine et Ghris) dans la délégation de Menzel Temime au Gouvernorat de Nabeul. Le nombre des habitants servis est estimé à 13500. Le village Lezdine est exposé à des coupures d’eau fréquentes et chroniques durant la saison froide, mais s’intensifient durant l’été. Ces coupures fréquentes qui datent depuis très longtemps (même avant 2011) ont dégradé la qualité de vie dans le village. La situation a provoqué après 2011 plusieurs protestations qui se sont soldées par la tenue de quelques réunions de courtoisie, visant essentiellement à canaliser les tensions et apaiser la colère des habitants. Il ne s’agit nullement de solutions pour éradiquer la misère… il faut temporiser pour que ces villageois se calment et s’adaptent. Les responsables affirmaient que l’intermittence de l’approvisionnement en eau est due au manque de ressources, et que le changement climatique a perturbé l’équilibre hydrique dans notre pays. Ainsi, ils répétaient quelques phrases fréquemment reprises par les médias. Ils proposent, pour résoudre le problème, la création d’un forage à Bouhbib situé à 10 kilomètres de Rinine, et de projeter une conduite d’adduction reliant le forage à un réservoir situé à Rinine. Un débit d’appoint de 17 (l/s) va renforcer le réseau. Ce projet a était proposé par l’Etat et approuvé certainement par un bailleur de fond. Cette relation bilatérale entre l’Etat et le bailleur de fond peut englober toutes les formes de corruptions puisqu’elle met à l’écart les usagers de l’eau. Le rapport rectiligne entre bailleur de fond et l’Etat est soutenu par l’hypothèse fondatrice du code des eaux « l’eau est une propriété de l’Etat » favorisant un partage d’intérêts bilatéral entre l’Etat et les banquiers.
Le principe selon lequel « l’eau est un intérêt partagé » semble être plus équitable puisqu’il permet aux utilisateurs de l’eau d’intervenir et d’interagir dans une relation triangulaire avec l’Etat et le bailleur de fonds, histoire de partager les intérêts entre tous les parties prenantes. Ce projet de renforcement de capacité de système de distribution d’eau a été mis en service en 2018 mais il n’a apporté aucune amélioration. C’est un exemple tangible de l’investissement dans la pauvreté et l’appauvrissement des peuples. En avril 2021, avec l’aide des syndicalistes de la région, on a pu accéder au réseau de distribution d’eau et aux équipements pour évaluer son état et identifier les problèmes, les gestionnaires du réseau étaient peu coopératifs et guère accueillants. Le village de Lezdine est alimenté en eau potable à partir d’un réseau de distribution d’eau très compliqué (figure 1) et comportant plusieurs infrastructures et équipements : deux forages à El Wediane, une station à Lezdine comportant une unité de déferrisation, un réservoir semi-enterré, un réservoir sur tour de 20m de hauteur et une station de pompage. Ce réseau est connecté au réseau de distribution d’eau qui alimente El Ghris et Rinine. Il comporte un réservoir semi enterré à Chahine et une station de pompage. Ces deux réseaux sont aussi connectés à un troisième qui alimente Rinine et qui comporte un forage à Bouhbib et un réservoir à Rinine.
Ces réseaux sont connectés entre eux par des conduites (de diamètre 250 mm, 160mm …etc) faisant plusieurs dizaines de kilomètres. Le suivi des indexes des compteurs divisionnaires en aval de deux forages El Wediane et les deux compteurs dans la station Lezdine, entre le 6 et le 12 avril 2021, montre que 66% d’eau produite par un seul forage à El Wediane est perdue par le trop-plein des deux réservoirs de la station Lezdine. Cela veut dire que le réseau de distribution d’eau alimentant le deux villages Lezdine et Chbine ne reçoit que 34% de l’eau produite par un seul forage à El Wediane, 66% sont perdues au niveau du réseau de production de l’eau par défaut de régulation et de contrôle de débit mais également faute de compétence. Les pertes d’eau aux niveaux des trop-pleins de deux réservoirs sont estimées à 385 mille (litres/jours). Cette quantité satisfait les besoins en eau d’une population de 3855 habitants.
Ainsi, il est clair que les besoins en eau des deux villages Lezdine et Chibine peuvent être satisfaits par un seul forage à El Wediane. Inutile donc de créer un deuxième forage à El Wediane, de connecter le réseau à la station de pompage Chahine et de connecter le système au réseau Rinine Bouhbib. Les pertes d’eau sont estimées à :
- 140000 (m3/an), une consommation de 3850 habitants, l’équivalent de 140000 (DT/an).
- Les pertes d’énergie sont estimées à 142 kwh/jour, l’équivalent de 15600 DT/an, les pertes d’énergie représentent 22% de cout de vente du mètre cube d’eau.
- Les pertes liées à l’encombrement des infrastructures sont estimées à quelques millions de dinars.
- Les pertes liées à la dégradation de la qualité de vie sont inestimables.
Des solutions techniques à coût faible existent et peuvent assurer une alimentation en eau stable. Mais à conditions que les utilisateurs de l’eau soient impliqués dans la décision. La mise à l’écart des usagers de l’eau de la prise de la décision aboutit à des solutions techniques excessivement coûteuses et inefficaces: un exemple tangible de l’investissement dans la pauvreté.
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Réseau de distribution d’eau potable alimentant le village Chebia
Ce réseau est géré par le Commissariat Régional de Développement Agricole et un GDA. Il alimente les villages de Chebia et de Biyaa dans la délégation de Amdoun, relevant du gouvernorat de Béja. Le nombre des habitants servis est estimé à 400. Les deux villages Chebia et Biyaa sont alimentés en eau à partir d’une source montagneuse. L’eau en provenance de la source naturelle est stockée dans un petit réservoir puis acheminée vers deux réseaux de distribution: le premier vers le village de Biyaa alors que le deuxième alimente le village de Chebia. La prise d’eau qui alimente le village Biyaa est située à seulement quelques centimètres en dessous de la prise d’eau qui alimente Chebia, ce qui fait que l’alimentation du premier village s’opère d’une façon plus stable. Cette conception technique qui n’a pas considéré l’équité de l’accès à l’eau était à l’origine de plusieurs conflits entre les deux villages, surtout durant la saison sèche. J’estimais que la diminution de débit de la source naturelle durant l’été est aussi un facteur qui augmente la fréquence des coupures d’eau dans le village Chebia. Mais le diagnostic de ce réseau va déceler d’autres raisons qui sont à l’origine d’une alimentation en eau intermittente.
L’eau à partir de la source d’eau (située à une côte de 451m) est acheminée gravitairement vers un réservoir ayant une capacité de 30 m3 (situé à une côte de 407m), puis elle est pompée vers un autre réservoir situé à une côte de 496m et ayant une capacité 40 m3. Ce dernier alimente la population gravitairement. Le suivi des indexes de deux compteurs divisionnaires (voir figure 4), montre que 22 % de l’eau est perdue entre les deux réservoirs, c’est-à-dire sur le réseau de production avant même qu’il n’arrive au réseau de distribution d’eau.
Ces pertes sont dues à un défaut de régulation (mauvais contrôle de débit) entre les deux réservoirs. En plus de pertes d’eau ces défauts augmentent la fréquence des coupures d’eau et rendent l’alimentation en eau de la population hasardeuse.
Plusieurs autres raisons contribuent à la dégradation du service de l’eau tels que l’inexistence des plans des réseaux et le manque d’encadrement des personnels de l’association qui gère le réseau. Les pertes qui sont identifiées sur le réseau se répartissent comme suit :
- 2364 (m3/an), l’équivalent d’une consommation de 64 habitants, l’équivalent de 2364 (DT/an).
- les pertes d’énergie sont estimées à 11kwh/jour, l’équivalent de 1270 DT/an.
- Les pertes liées à l’encombrement des infrastructures sont estimées à quelques millions de dinars.
- Les pertes liées à la dégradation de la qualité de vie sont inestimables.
Au lieu de réparer le système de contrôle de débit entre les deux réservoirs-ce qui représente une solution efficace et peu coûteuse- l’Etat a opté pour une solution onéreuse et inefficace : alimenter le réservoir de capacité 40 m3 par un forage situé à quelques kilomètres. Il est à signaler que cette conduite est encore à sec malgré sa création il y a quelques années, d’autant que plus sa connexion à l’ancienne conduite de remplissage va créer des problèmes techniques au lieu de fournir des solutions.
L’encombrement anarchique des infrastructures ne résout pas le problème de l’intermittence de l’eau. C’est plutôt un investissement dans la pauvreté et l’appauvrissement des peuples. Une forme de partage d’intérêts entre l’Etat et le bailleur de fond soutenu par la philosophie du code des eaux, selon laquelle « l’eau est la propriété de l’Etat ». Cette philosophie crée une relation bilatérale entre l’Etat et le bailleur de fond tout en écartant les utilisateurs de l’eau.
Des solutions à moindre coût existent telles la formation des gardiens pour qu’ils deviennent des aiguadiers, la formation des techniciens et ingénieurs, l’élaboration de schémas synoptiques des réseaux, le suivi de la consommation et l’évaluation du rendement des réseaux, le contrôle des débits sur les réseaux de production de l’eau potable… etc. Mais ces solutions ne peuvent être adoptées que lorsque les utilisateurs sont impliqués dans la prise des décisions. Ceci plaide pour une relation triangulaire entre l’Etat, le bailleur de fond et les utilisateurs de l’eau. D’où l’intérêt du principe de «l’eau en tant qu’intérêt partagé ».
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