Bien qu’attentives à ce que le jour veut dissiper, les images ici recueillies négocient des lumières adverses, qui comptent moins que la nuit complice. Signées Zied Ben Romdhane, ces photographies sont de hautes solitudes : de celles qui repoussent le soleil de mille lieues et paradent malgré tout aux rayons ultraviolets. Les Enfants de la Lune s’écrit avec les ferments de ce paradoxe, dont le sens ne se dirait qu’en noir et blanc. Sans mettre ses ficelles en avant, le photographe semble en fait réinventer un fondu d’air et de pierre dans l’éclair pendant lequel des visages s’abandonnent à un autre regard. Mais il faut comprendre de quoi il est parti et vers quoi il aboutit. L’humanité qu’il a restituée depuis sa Waiting zone en 2013 dans la détresse des immigrés, ou dans les territoires en marge de West of life (2016), il la trouve maintenant tapie dans une sensibilité rare à la lumière, dont les images ici rassemblées témoignent de l’extrême fragilité.
Il faut se figurer la scène. Le jour, la lumière leur est interdite. La nuit, c’est l’éclat de la lune qui s’offre en allié. Devant cette épée de Damoclès qui plane sur les atteints du xeroderma pigmentosum, l’image engage plus qu’un œil requis par l’obligation descriptive. En raison d’une anomalie génétique rare, cette maladie pour l’heure incurable entraîne une sensibilité extrême aux rayons ultraviolets. S’ils ne se protègent pas de la lumière naturelle et de certaines artificielles, les malades s’exposent aux lésions dermatologiques, ophtalmologiques, susceptibles de dériver en divers cancers. Faute d’une prise en charge médicale, leur espérance de vie est terriblement courte ; et la vue baissant, ils risquent aussi la cécité. Cette maladie impose de prendre des précautions drastiques : couvrir le corps, le surveiller en permanence avec des consultations régulières, presque tous les deux ou trois mois. Et il faut, au quotidien, la protection des yeux et l’évitement maximal de la lumière du jour comme du soleil rasant. Ici, Ben Romdhane ne se prononce pas en état d’alerte. S’il fait de nécessité vertu, c’est tout sauf anodin.
Geste éminemment lumineux, avec ce qu’il peut y avoir de paradoxal à éviter la lumière du jour pour survivre. L’image a à dire le poids d’un sort invinciblement collé à la peau. Mais puisque c’est là que se joue le drame, elle doit le dire avec quelque chose de la peau dans laquelle se réfléchit toute image. Chronique réfléchie, Les Enfants de la Lune accorde ces contraintes, en égrainant les moments où les deux lumières se partagent le quotidien des interdits de soleil. Entre déplacements diurnes et activités nocturnes, il n’y a pas à réinventer aux enfants leurs décors familiers. Les images disent une vie tapie dans l’ombre, où ces êtres à l’abri semblent avoir subi des mutations en cherchant leurs points d’appuis dans une bulle faite de noir encré et de gris crayeux. Ben Romdhane est loin de chercher à extirper la pitié de ce que portent les stigmates de la maladie. Ce qu’il montre, c’est un rythme jalonnant des vies et retournant la situation de paria, quand l’éclat dévorant du jour laisse la place aux ombres portées. Comme si, dans la transparence de la nuit, ces interdits de lumière n’avaient droit qu’au différé du jour.
Or, pour cela, il faut bien sûr veiller à ne pas malmener les règles de la photoprotection. Face à ces existences qui n’ont jamais été moins pénibles au soleil, il faut calibrer l’éclairage comme pour vérifier avec un dosimètre l’intensité des ultraviolets. Et il faut surtout de l’humilité devant le naturel de ces visages à faire face, ne tendant qu’à voir ce que le jour leur dérobe. Voilà que, parmi ces corps, l’objectif se braque sur un qui pose, d’une allure de cosmonaute. On le dirait sorti tout droit d’un film catastrophe ou de fin du monde. Tout de suite, on se croirait en pleine fiction, si ce n’est que quelque chose nous tend déjà la perche. À chacun en fait son bouclier : gants, lunettes, mais aussi cagoule et masque, avec ou sans visière, et chaussettes de protection ; ils sont posés sur un lit qu’à peine une fenêtre éclaire. C’est ce dont ces enfants vulnérables ont besoin, dès qu’ils font un pas à l’extérieur. Sur le même cliché, ce sont des synecdoques accordées au regard, comme s’il en fallait encore pour donner le change à l’image.
Il reste que Ben Romdhane est Ben Romdhane. C’est un regard dont on reconnaît le tact à sa faculté de ne rien forcer, à l’attention sereine avec laquelle il laisse agir le poids du clair-obscur, dans une chambrée pas très éclairée, devant un mur pas très lisse, ou encore derrière une vitre pas très transparente. Entre les intérieurs et les extérieurs, Les Enfants de la Lune suppose en effet une échelle de valeurs très consciente, en sorte que l’état des lieux ici amorcé procède d’un cadre élargi. Les lieux de vie, aux textures modelées sur la fréquence d’un défaut de présence, ont les ouvertures protégées. Les rideaux baissés, le regard s’affecte d’un quotient d’onirisme que n’aurait peut-être pas désavoué, contre le temps qui passe, un voile transpercé de rayons. Ce regard saura-t-il s’y accommoder ? Or pas plus qu’il ne fait ici entrer le retrait par la petite porte, il n’efface ce que l’espace porte d’absences et ce que le temps dicte comme repli. Du dedans au dehors, il n’y a qu’un pas qui ne sera franchi qu’un temps. Et tout commencera après.
C’est pourtant à peine si l’on parle d’une dramaturgie du contact dans Les Enfants de la Lune. Car de proche en proche, les images passent à un cadre un peu plus resserré. Le visage, le corps se décentre parfois en son sein : de face, de profil, en contre-plongée, on ne perçoit que le poids de ce repli. Songeurs ou étonnés, et parfois dans les yeux une petite clarté tristounette, on ne sait rien de ce qu’ils contemplent, le bâtiment en face ou le ciel, ni de ce qu’ils scrutent, l’horizon ou leur for intérieur. Le cadre n’a pas les latitudes d’un hors-champ, où l’on peut voir haut, loin ou sur les côtés. Mais ce ne sont pas que des regards à soutenir ; ils sont aussi à échanger. Car d’un visage derrière une vitre, on sentira l’appel du regard qui nous fixe, les yeux dans les yeux, et que le jour s’entête à éclipser. La manière dont Ben Romdhane recueille cet appel au-delà de ce qui s’interpose en lui et en nous, ne diffère pas trop de celle qu’il a de scruter les psychés dans la quiétude de l’ombre, dans un repos ou un abandon. La beauté, dans ses moments-là, vient toute seule, réconfortante, à l’image de cette jeune fille assoupie auprès de son père : les mains accrochées au bras, le mur doublé d’une autre peau. Comme si la peau des choses et la peau des êtres semblaient se rejoindre et appartenir à la même chair du monde.
C’est cela, une lumière alliée, cette radiation d’une peau tachetée mais non moins conciliée avec son espace-temps, qui aura traversé la peau du corps pour en étendre le grain à celle de l’image. C’est le visage serein qui, au soir déclinant, se voit délicatement affecté d’une aura. C’est le regard qui passe la main à un sourire par-ci, à un air inquiet par-là, pour apparaître sous un jour différent. Et c’est de cette lumière-là que Ben Romdhane veut que ses images soient faites. Elles tendent à sortir du reportage, du constat, et parlent d’autre chose que du poids dont l’accablement, l’isolement, pèsent sur ces vies. Peut-être qu’en les sortant du noir, il les a en un sens mises en lumière. Mais une chose est sûre : il leur a surtout accordé une attention jamais intrusive. Et ce n’est pas sa moindre qualité que de l’avoir fait avec un tact aussi distancié qu’à portée de soi.
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