Il y a bien quelque chose de mainstream dans les films dits de « confinement ». S’il ne faut pas dénier à ce type de fictions typiquement pantouflardes le droit à l’existence, il convient de reconnaître qu’ils mobilisent assez souvent les réflexes d’un cinéma prompt à placer ses personnages dans un contexte qui les écrase plus qu’il ne les porte. Avec une moindre inertie, il est possible que Communion de Nejib Belkadhi déroge un tant soit peu à la règle. Écrit et réalisé pendant la pandémie du Covid-19 qui lui sert de prétexte, ce long-métrage de fiction traduit, davantage qu’un concept, quelque chose d’une mise en situation dont il tire matière à scénarisation. Flanqué de ces deux contraintes, il fait appel à un contexte qui le dépasse : sur fond de repli, Belkadhi prend la maladie mentale de biais plutôt que de s’y confronter la tête dans le guidon. Voilà pour l’idée.

Et la matière ? Mettre cette collision entre quatre planches de cinéma : la prémisse est proportionnelle à sa courbure, avec comme surface d’inscription un quasi huis-clos et pour corps conducteurs deux côte à côte, soit un couple. Mars 2020, l’ombre d’une pandémie planétaire plane sur la ville confinée, où Kais et Sarra, respectivement campés par le réalisateur lui-même et Souhir Ben Amira, tentent de s’adapter à la nouvelle donne, avec pour personnage sandwich leur chat Baghera. Le récit de Communion est, ici, un calcul négocié. Entre une chronique qui le décharge par moments du sérieux de la mise en situation, et un psychodrame annoncé où le virus vient rappeler au couple la menace exacerbée d’un clivage interne, le film égraine au passage les réquisits humanitaires du moment, en indexant le couple sur une morale bourgeoise solide au poste : engagée certes, mais juste ce qu’il faut devant la détresse du monde. Sauf qu’entre les deux, il y a l’angle mort de la psychose qui donne au film son ressort dramatique : avec la pénurie de médicaments qui le mettra au tapis, le personnage de Kais rejoint les pères sur le fil des récents films tunisiens et allonger ainsi la liste des fragilités masculines.

Il faut reconnaître à Communion de vouloir laisser les contraintes de l’ambiance pandémique agir comme un révélateur sur le microcosme du couple. Cela suppose d’une part de ne pas introduire plus de matière qu’il n’en faut, d’organiser de l’autre le récit autour d’effets de contexte qui taisent leur nom, par-delà les ellipses, et sans que les signes d’une pathologie ne soient surtout trempés d’emblée dans le bain bichromique du scénario. Il lui faut privilégier un effet de tropisme qui, en déplaçant le curseur ici vers la tragédie, là vers la comédie, se décentre par moments du léger vers le grave pour déchirer les capitons du principe de réalité. Or, pour produire cet effet-là avec un minimum de moyens, la distanciation est insuffisante à faire office de mise en scène, même quand la caméra, non moins atone, élargit le contrechamp à l’isolement qui vient disjoindre le couple. Filmer cette situation sur les tons grisâtres d’un noir et blanc sans bourrelets, ne va pas sans une obscurité palpable qui accentue les abords du gouffre, les raccordant moins par une mise en péril que par la courbure qu’épouse le point de vue de Kaïs à mesure qu’il devient poreux à l’hallucination, sans que ces échappées atteignent le décrochage tant désiré.

Mais si c’est par des détails que Communion travaille cette porosité, il laisse plus ou moins de côté les possibles que recèle la réduction de l’espace dictée par le confinement. L’enjeu réside dans la contamination, ou non, des cadres par la distorsion de la perception chez le psychotique. On retrouve un écho à cette distorsion, quand le film s’aventure un court instant dans un décor d’abord insonorisé qui résume bien l’ambivalence de ce qui jusque-là est resté latent, où la quatrième dimension fêlée vient prendre corps dans un coin du cadre et que la caméra mettra par la suite en orbite. Faut-il y voir un signe suggérant que l’effet viral vient moins du dehors qu’il n’est tapi dans une intériorité qui s’en nourrit en sous-main ? Propice à laisser les images mentales faire irruption dans le cadre et tutoyer ce virus depuis le hors-champ qu’ouvre l’hallucination paranoïaque, cette piste le serait davantage si Belkadhi tendait un arc suffisamment travaillé entre l’économie de sa mise en scène et la tension ambiante qui gagne en complexité. En d’autres termes, plutôt que de creuser le cadre, il préfère le cadre d’un creux comme chambre d’écho aux angoisses tenaces et qui fait que la mise en scène ne fonctionne qu’en négatif.

Là où cette mise en scène se révèle peu payante, c’est dans la façon dont Belkadhi déroule la désagrégation de son protagoniste en prenant une liberté avec le réel. Le périple de Kaïs, aussi mental et psychologique soit-il, a tout d’une descente aux enfers par paliers successifs que chaque scène rend un peu plus impénétrable : presque tout y passe, des manies à la dérobée aux troubles de la perception, comme si l’instabilité faisait office de prétexte à injecter une ombre de folie à chaque plan. Mais c’est quand il y met toute l’ambivalence clivante d’une paternité non-voulue que le film expose ses grossières coutures, et ne retient de l’enfer que l’envers. Brossé en circuit quasi-fermé, porté par une interprétation qui s’essaie du côté de l’élan freiné et dévié, ce périple est l’occasion d’une métamorphose à laquelle nous assistons derrière la façade. Si elle ne verse pas dans l’étude de caractère, cette percée vers la maladie pêche par la compilation expéditive de certaines caractérisations de la psychose. En délaissant l’observation des symptômes au profit d’un tableau clinique inutilement dressé au complet, le film rend la tangente qu’il fait prendre au personnage trop démonstrative pour convaincre et la prive du décollement escompté.

On objectera peut-être que c’est cet aspect-là, dans Communion, qui fait de la maladie mentale un terrain fertile de fiction. Le problème, c’est que le film, barricadé derrière son sujet délivreur de sens, finit par ployer – à la même vitesse que son protagoniste – sous le poids de ses propres intentions qu’il a pourtant su au départ tenir à distance. C’est sur cette difficulté que bute souvent Belkadhi. Mais par-delà cette limite, on objectera encore qu’il y a surtout un fait de production : certes, faire du cinéma par temps de Covid-19 ne devrait pas être une disgrâce, un cinéma pour lequel les fins qui justifient ses moyens du bord se passent de toute justification. Si, d’un film à l’autre, le réalisateur témoigne de la variété de sa palette, il n’en reste pas moins tributaire d’un réflexe qui, semble-t-il, a la peau dure : un thématisme de poche qui porte sa manière de faire du cinéma, où l’idée de film est souvent réduite à sa part allégorique. Prisant les poudres d’escampette, Communion échappe-t-il pour autant à ce réflexe ? Pas tout à fait sûr.