De cet hiver-là, alors que la pandémie battait son plein, on aura gardé le souvenir de nuits corsetées, aspirées jusqu’à pas d’heure par la clameur des émeutes dont le jour allait prolonger l’écho. Le contexte, des plus sombres, n’y est pas indifférent. La braise couve sous les cendres d’une situation électrisée : à une crise politique et sanitaire secouant le pays, vient se greffer l’impasse sur la question sociale, avec pour seule et fragile réponse une gestion sécuritaire des revendications des plus démunis, et surtout d’une jeunesse bridée et paupérisée, maintenue sous le double joug de la loi 52 de 1992 relative aux stupéfiants et des usages abusifs de la détention préventive.
Sur le terrain, pendant que la cité Ettadhamen qui borde Tunis ou Ouled Jaballah à Mahdia, à une centaine de kilomètres au nord, se remettent tout juste des émeutes nocturnes, le remaillage sécuritaire fait passer tous les feux au rouge vif : sur la place du Bardo comme à l’avenue Bourguiba, à deux pas du ministère de l’Intérieur, tout est quadrillée par une police sur le qui-vive. Les rassemblements, émaillés de violences, tournent aux heurts entre pandores et révoltés. Ce qui s’offre au regard, c’est des scènes qui s’emboîtent trop bien, car tout y passe : des visages cagoulés aux drones, sans oublier bien sûr les feux d’artifices et les flics aspergés de peinture ou visés par des crachats. Mais qu’on se rassure : il ne peut y avoir de narration chez Khemiri que de contrebande.
Ce qui nous interpelle, c’est la manière dont Khemiri s’inscrit en porte à faux d’un certain exercice du photojournalisme. Ici, le regard n’enquête pas plus qu’il ne recherche le cliché exceptionnel. À l’omniprésence du slogan et du mot, il préfère l’opacité des corps et la grammaire des gestes. La focale est rivée sur une jeunesse dont les corps revendicatifs cherchent à leur manière à agir sur les rapports de forces institués, pour dénoncer l’impunité des crimes policiers et les lois liberticides.
En revanche, s’extraire de l’excitation ambiante lui est nécessaire pour que les images se donnent de part et d’autre la réplique. C’est moins les présences sur le parvis qui intéressent Khemiri que ce qui fait corps chez les subalternes, fraction d’un corps social rongé par le désespoir et criant sa colère face aux arrestations et peines arbitraires. Si le rapport de ces anonymes dépasse la présence dans un espace public confisqué sous l’angle mort de l’état d’urgence, le photographe est solide au poste pour sonder le pouls des antagonismes et des solidarités en présence.
C’est en cela que Black Label serait d’une fécondité paradoxale. Flirtant avec l’abstraction jusqu’à la duplicité, comme si elle pouvait saisir à poignées le fait brut, la facture documentaire de cette série est quelque peu pervertie, entre la place possible et ouverte à l’accident et la préméditation du cadre à l’intérieur de laquelle le réel et son double viennent s’inscrire. On dirait de ce franc-tireur qu’il fonce au milieu des événements là où ça cogne, puis repart de nouveau en chasse comme en bataille.
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