Le secteur agricole « se féminise », relève Souad Mahmoud, ingénieur agronome et militante féministe au sein de l’Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD). Paradoxalement, les femmes travaillent de plus en plus la terre mais sont touchées par « la féminisation de la pauvreté » frappant ce secteur, d’après la membre de l’ATFD.

Le travail des femmes dans l’agriculture est souvent informel et invisible. Pour autant, l’agriculture repose largement sur la main-d’œuvre féminine. Elles forment 76% de la force de travail dans l’agriculture et 32,5% d’entre elles travaillent de manière informelle. Ces femmes cultivent des terres appartenant à hauteur de 85% à des hommes.

Crédit: Fathi Chamkhi

Souad Mahmoud a étalé quelques chiffres sur l’employabilité des femmes dans le secteur. Ainsi, 46% d’entre elles sont des aides familiales. Ces dernières travaillent dans des champs familiaux. La vente de ces propriétés par leurs frères les jette au chômage et donc dans la précarité. 23% des femmes ont un statut de salariées. Seules 5,8% sont des exploitantes agricoles, 14% sont propriétaires d’une terre et uniquement 4% d’entre elles détiennent des titres fonciers, selon une enquête de l’ATFD.

« Une précarité dans la grande précarisation »

Les femmes actives dans l’agriculture pâtissent d’une situation « fragile et d’une extrême précarité», regrette Souad Mahmoud. La grande précarisation est inhérente à leur statut. Le secteur agricole est composé à hauteur de 28% d’analphabètes. Parmi eux, 42% sont des femmes. Ces chiffres sont confirmés par une étude de l’association d’Appui aux initiatives dans le secteur agricole (AISA)  menée par Khalthoum Kennou, Ismahane Ben Taleb et Soumeya Sandli, intitulée « Afin de garantir le droit des femmes à accéder à l’héritage en milieu rural ».

Elle couvre les gouvernorats de Nabeul, Gafsa, El Kef, Bizerte, Monastir, Mahdia et Sfax. Parmi les 14 agricultrices interrogées, trois n’ont pas été scolarisées. Six parmi elles ont été forcées par des membres de leur famille à quitter le banc de l’école pour travailler dans le champ familial.

La situation des femmes agricoles salariées n’est pas meilleure. Parmi elles, Saida, 55 ans, est originaire d’un village près de Beni Khiar (Nabeul). Mère d’un adolescent qu’elle élève seule, elle travaille depuis son enfance dans les champs. « Je n’ai connu que ça », nous confie-t-elle. Déscolarisée dès l’école primaire, elle s’est retrouvée à cultiver la terre.

Il n’y avait pas d’autres choix. Dans notre milieu rural, le travail de la terre est une fatalité pour les filles sans occupation et démunies,

regrette Saida.

Il fallait aussi « aider sa famille ». Et pour cela, elle travaille comme saisonnière, tantôt pour la cueillette des olives, tantôt pour celle du zhar (fleurs de bigaradier), et pour toute sorte de tâches.

Après tant d’années dans ce secteur, elle est devenue connue dans le village et on fait toujours appel à elle malgré sa vision détériorée et sa santé de plus en plus fragile. « Je ne suis plus une jeunette et je souffre le martyr à cause de ce travail mais je suis tellement habile que je surpasse les hommes malgré leur robustesse », lance-t-elle fièrement.

Crédit: Fathi Chamkhi

Pourtant, Saida est payée moins que ses confrères masculins. Pour une journée de travail en pleine saison, elle est payée 20 dinars, tandis qu’un homme en perçoit 30.

Certains soutiennent que le labeur de l’homme requiert plus de force. Or, les femmes font autant d’effort que les hommes, voire plus. Certains hommes sont même très fainéants, se contentant de déplacer les matériaux sans s’atteler activement à la cueillette,

constate-t-elle.

Toutefois, elle n’a jamais contesté cette tarification inégalitaire, perçue comme «coutumière».

C’est le même terme employé par un de ses employeurs pour décrire cette injustice.Fatma, propriétaire d’une parcelle de terre, fait appel à Saida pour la cueillette des oliviers. Reconnaissant l’injustice salariale, elle n’a jamais osé y remédier de peur de faire face à la contestation de ses employés masculins. A chaque saison de récolte, elle trouve de moins en moins d’hommes cherchant à travailler. La main d’œuvre se raréfie et se féminise. « Ce sont essentiellement des femmes prêtes à travailler. Beaucoup d’entre elles entretiennent seules leurs familles. Leurs époux refusent la rudesse du travail de la terre et préfèrent occuper les multiples cafés du bled », souligne-t-elle.

Comme tant d’autres femmes, Saida est dans une situation socio-économique fragile. Elle travaille sans contrats et pour elle « toute journée de repos, c’est des ressources en moins ». Dans ce secteur, 70% des femmes travaillent durant 9 à 13 heures par jour, en violation du droit de travail. 64,5% d’entre elles sont chargées de la récolte et 78% ont pour mission le sarclage de la terre et sont de ce fait exposées à des plantes et produits toxiques.

La pénibilité de ce labeur ne suffit pas à leur garantir une vie décente. Elles sont 32,5% à travailler de manière informelle et seulement 33,3% à bénéficier d’une couverture sociale. 73,5 % sont exposées à des accidents de travail. L’étude de l’AISA cite le chiffre de 60% de femmes rurales souffrant de faim et de la malnutrition.

L’égalité dans l’héritage : un pas vers le désenclavement

Pour juguler cette précarité, Saloua Kennou de l’AISA revendique l’accès à la terre via l’héritage. Elle relève en effet que plus de 80% des propriétés agricoles sont transférées à travers l’héritage, qui représente un moyen d’acquisition de la terre.

Priver la femme de ses parts successorales freine son autonomisation financière : ça l’empêche de lancer des projets, de bénéficier des prêts et d’acquérir des exploitations, ce qui représente une forme de violence économique. L’héritage est un droit économique par excellence,

précise Saloua Kennou.

Perçue comme une revendication bourgeoise, l’égalité dans l’héritage sert d’abord les femmes démunies, abonde Hela Ben Salem, militante de l’ATFD. En Tunisie, près d’une femme sur cinq est cheffe de famille. Elles contribuent ainsi aux charges du ménage et à l’achat du logement familial « qui, paradoxalement, sera généralement inscrit au seul nom de l’homme », souligne l’ouvrage intitulé « 20 arguments pour l’égalité dans l’héritage » de l’ATFD. Les femmes effectuent également un travail domestique invisible et non rémunéré, participant ainsi aux charges familiales et à l’allègement du budget de l’Etat.

Dans le monde rural, les femmes travaillent massivement dans l’agriculture tout en assumant des charges domestiques plus lourdes. Elles acceptent ce travail agricole ingrat, les faibles bénéfices et salaires, malgré les efforts importants qu’il exige, alors qu’il est de plus en plus déserté par les hommes. Les femmes maintiennent en vie les exploitations agricoles familiales, contribuent à fixer les familles rurales dans leur environnement et fournissent une production indispensable à l’autonomie alimentaire du pays. Le système de répartition des tâches et des responsabilités en milieu rural assigne aux femmes une charge de travail totale dépassant de près de 40% celle des hommes.

argumente l’ATFD.

Les femmes sont de plus en plus instruites et sont donc tout à fait capables de gérer leurs biens, ajoutent les militantes féministes. L’ensemble de ces arguments plaident en faveur de l’égalité dans l’héritage.

Crédit: Fathi Chamkhi

Une égalité inatteignable pour beaucoup de femmes. L’enquête de l’AISA relate les témoignages de femmes ayant bataillé pendant des années pour avoir leur part de l’héritage. Elle évoque « une violence douce » exercée par les parents, surtout la mère, sur leurs filles pour qu’elles cèdent leur droit dans l’héritage à leurs frères, plus légitimes pour hériter de leurs biens.

Les femmes intériorisent aussi le droit supérieur des hommes à l’accès à la propriété. Beaucoup de femmes cèdent ainsi leur part de l’héritage à leurs frères.

explique Souad Mahmoud.

Pour remédier à cette inégalité, l’AISA suggère d’amender la loi 58-2017 relative à l’élimination des violences faites aux femmes, en incluant « la privation de l’héritage » dans la définition de la violence économique. En outre, l’AISA préconise d’alourdir les sanctions contre les auteurs de violence ou de discrimination économique fondée sur le sexe.

« Le Code pénal prévoit une peine privative de liberté contre le cohéritier qui dispose avant le partage de tout ou d’une partie de la succession. Mais la loi 58, considérée comme révolutionnaire, ne dispose pas de mesures restrictives contre la violence économique », affirme Kalthoum Kennou, ancienne juge et membre de l’AISA. L’article 19 de ladite loi prévoit d’infliger une « amende de deux mille dinars à l’auteur de violence ou de discrimination économique fondée sur le sexe ».