Le post était inquiétant à plus d’un titre : le 21 juillet 2022, on pouvait lire sur la page Facebook du gouvernorat de Tunis qu’une campagne d’abattage de chiens errants allait être entamée dans la capitale, à la demande du ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine.

« Arrêtez de tuer les chiens errants », « Les cartouches coûtent plus cher que la stérilisation », « Vous feriez mieux d’enlever les ordures dans les rues » : des commentaires outrés n’ont pas manqué de dénoncer cette décision, dans un contexte où des centres de vaccination et de stérilisation ont déjà commencé à travailler. En revanche, d’autres commentaires, favorables à ce genre d’expéditions punitives contre ces animaux, en disent long sur la maltraitance animale en Tunisie.

Des lueurs de changement

Ledit post, promettant de recruter « des chasseurs » pour aider la police municipale dans sa tâche, vient alimenter un dossier qui revient régulièrement à la une des sites d’actualité. Chaque année, comme un ogre qui sort de sa tanière, des municipalités font abattre des chiens de rue accusés de transmettre la rage et d’attaquer en meute les passants. Indignées, des associations de défense des animaux montent alors au créneau pour alerter l’opinion publique sur cette pratique cruelle et inadéquate. Or un changement positif a été perçu depuis quelques années, lorsque des municipalités de Tunis avaient inauguré des centres, dans le cadre d’un programme appelé TNVR (Trap-Neuter-Vaccination-Return). Ce programme, préconisé par les grandes organisations de santé animale et humaine, consiste à attraper les animaux errants, les stériliser, les vacciner contre la rage, les marquer puis les remettre dans leur territoire : en gros, il s’agit de neutraliser leur capacité de reproduction, sans recours à la violence, tout en les rendant inoffensifs pour les humains.

Soumaya Ben Chehida, ancienne directrice de la protection de l’environnement de la ville de Tunis, s’est impliquée dans ce travail depuis 2017, en binôme avec son mari, Noureddine Ben Chehida, professeur en chirurgie vétérinaire :

Quand je travaillais à la municipalité, j’ai refusé l’idée d’abattre des chiens, même si le problème de la rage était inquiétant, témoigne-t-elle. J’ai essayé de faire comprendre aux responsables que ces animaux fonctionnaient par territoires et qu’ils restaient en meute sur un seul quartier. Si en une nuit, des agents municipaux pouvaient tuer une dizaine de chiens, cette méthode, en plus d’être cruelle, était inefficace dans la mesure où d’autres chiens allaient venir les remplacer sur le même territoire. Et puis il y avait le problème de la reproduction. Une femelle peut avoir deux portées par an. Elle peut donc arriver à mettre au monde jusqu’à 26 chiens chaque année.

Selon cette vétérinaire défenseuse des animaux, si la stérilisation se généralisait dans tout le territoire tunisien, le problème des chiens errants et de la rage serait résolu en 6 ou 7 ans. Convaincu par cette méthode, l’ancien maire de Tunis, Seifallah Lasrem, a été le premier à accepter d’installer un centre en mai 2017 dans le quartier du Belvédère :

On avait alors formé les agents municipaux au processus de capture et ça avait bien marché, se félicite le docteur Ben Chehida. Ensuite, lorsque j’ai pris ma retraite en 2019, j’ai été appelée par Fadhel Moussa, le maire de l’Ariana, pour répéter la même expérience dans sa municipalité. En 18 mois, interrompus par la pandémie, nous avons réussi à stériliser 610 chiens, et donc éviter la naissance de 10.000 chiens au minimum.

Depuis, elle est allée prôner les bienfaits de ce genre de programme dans d’autres municipalités. En l’espace de 4 ans, la Goulette, la Marsa et Slimène se sont pourvus de leur centre de stérilisation et de vaccination. Dans des municipalités comme Ezzahara, la Manouba, Sousse et Sfax, des locaux sont prêts pour une ouverture prochaine. D’autres encore comme Mourouj, Radès et Kalaet Landloss se seraient déclarées prêtes à adopter ce projet.

Une belle avancée qui reste pourtant insuffisante, quand on sait que le nombre de municipalités sur le territoire s’élève à 350. Et surtout quand on sait que ce travail considérable est sans cesse parasité par les décisions contradictoires des autorités.

Une image catastrophique du pays

A propos du post du gouvernorat de Tunis, qui promettait notamment de « protéger les touristes » des attaques de chiens, Tunisia Animal Voice déplore « un coup de tonnerre dans un ciel serein ». Pour ce collectif très actif sur les réseaux sociaux, tuer des chiens, loin de servir le tourisme, donne une image catastrophique du pays :

Suite à ce post, la Fondation Brigitte Bardot a adressé une lettre aux autorités tunisiennes et a demandé sur les réseaux sociaux de faire de même, en envoyant un mail de protestation au ministre de l’Intérieur et au gouverneur de Tunis. L’Organisation internationale pour la protection des animaux a diffusé le même message sur son compte Twitter. Elle a appelé le gouvernement tunisien à abandonner les méthodes cruelles et à opter pour des méthodes alternatives. Et cela provoque à chaque fois une indignation à l’échelle internationale.

De son côté, Nowel Lakech, présidente de l’Association de protection des animaux (PAT), déplore « une politique publique incohérente » :

«Tuer des chiens stérilisés annulerait tout le travail que les centres municipaux ont réalisé depuis 2017. C’est complétement illogique et contre-productif».

La polémique s’est relativement calmée lorsque la page du gouvernorat de Tunis a supprimé les mots choquants, à savoir « campagne d’abattage » et « chasseurs » entre autres. Un étrange désistement, qui ne convainc toujours pas :

« On ne croit plus les responsables, renchérit le collectif Tunisia Animal Voices. Il faut une volonté politique forte. C’est un travail de longue haleine qui prend du temps. La solution de facilité pour eux, c’est de tuer. Et pour l’instant ce sont quelques volontés individuelles qui s’investissent pour changer les choses.»

Alors la cruauté de l’Etat envers les chiens errants est-elle le reflet d’une autre cruauté plus généralisée envers les animaux, implantée au sein de la société ?

Cruauté contre les animaux

A lire certains commentaires sur des pages impliquées dans cette controverse, force est de constater qu’un argument revient chez plusieurs internautes, lequel pourrait se résumer ainsi : « Il vaut mieux que la police municipale tue ces animaux, avant qu’ils ne s’attaquent aux passants».

« Les mentalités changent, mais lentement, remarque Soumaya Ben Chehida. Je vois des jeunes qui sont mobilisés de façon formidable pour défendre les animaux. Mais je vois aussi des gens qui ont la phobie des chiens et qui ne peuvent pas imaginer un autre moyen de s’en débarrasser que de les tuer. Et ils sont nombreux».

Mme Ben Chehida accuse pourtant le citoyen lambda d’être à l’origine de la recrudescence de la population canine dans les rues, dans la mesure où celle-ci est composée en grande partie d’animaux abandonnés par leurs propriétaires.

A la banalisation de la maltraitance animale au nom de la sécurité du citoyen, s’ajoutent des cas alarmants de cruautés observés régulièrement par les associations de défense des animaux :

« A la Goulette, il y a un type qui s’est mis à égorger des chats dans les rues. Dernièrement, en l’espace d’une semaine, deux chiens ont été jetés par leurs propriétaires par le balcon », énumère Tunisia Animal Voice. Ce sont des signes qui montrent que notre société est hyper-violente. Le manque d’empathie envers les animaux implique forcément un manque d’empathie envers les humains. Il ne faut pas sous-estimer ces signes ».

Par ailleurs, le problème reste actuellement celui de la législation, la Tunisie étant très en retard sur cette question. L’article 317 du Code pénal, par exemple, criminalise « ceux qui exercent publiquement des mauvais traitements envers les animaux domestiques dont ils sont propriétaires ou dont la garde leur a été confiée ».

« Cela veut dire qu’on peut torturer des animaux, à condition que cela ne se fasse pas en public. Cette loi est complètement obsolète», relève Nowal Lakech.

D’autant plus obsolète que l’Etat lui-même commet des actes de cruauté en public, lorsqu’il blesse des chiens errants par balle et les laisse agoniser.

L’abandon définitif de l’abattage des chiens errants sera-t-il enfin envisagé par l’Etat ? Jusqu’à présent, aucun communiqué officiel n’est venu rassurer les citoyens sensibles à la cause animale. A Monastir, le 28 juin 2022, un témoignage vidéo a documenté la présence du cadavre d’un chien abattu devant le Ribat de Monastir.